Manifs d’un moment ou colère sociale mondiale?

colère-sociale-grèves-manifs-capitalisme-écoologieNulle décrue des manifs contre la réforme des retraites en France. Les médias qui crurent la déceler dans la baisse relative des manifestants, mardi 10 décembre, avaient la boule de cristal un peu embrumée. Une semaine après, les défilés atteignent un score semblable à ceux du 5 décembre : grosso modo, un million de personnes. (http://jncuenod.com/wp-admin/post.php?post=3196&action=edit).Le président Macron parviendra peut-être à imposer sa réforme mais cette mobilisation syndicale massive, intervenant après la très longue séquence des Gilets Jaunes, démontre que la colère sociale dépasse largement la sauvegarde des régimes spéciaux de la retraite. A l’ « audimat » des pancartes et slogans, la réforme Macron cède progressivement la place à une contestation plus générale.

En France, ce sont le pouvoir d’achat, puis la retraite qui ont lancé leurs étincelles. Ailleurs, d’autres feux de départ surgissent car le grand vent des manifs souffle sur toute la planète (lire aussi : http://jncuenod.com/retraites-en-france-et-coleres-planetaires/). Une forme de ras-le-bol mondialisé est en train de s’exprimer un peu partout, sous des formes et prétextes divers, contre la politique ultralibérale développée par le capitalisme financier, actuel dominateur de l’économie mondiale.

Libéralisme et ultralibéralisme, ne pas confondre

Prière de ne pas confondre libéralisme et ultralibéralisme. Le premier consacre la liberté de l’individu par rapport au groupe. Les rapports entre l’individu et le groupe sont réglés par l’Etat de droit qui fait la balance entre intérêts individuels et collectifs. Sur le plan politique, le libéralisme s’exprime par la pluralité des opinions cristallisées dans des partis et sur le plan économique, par la sauvegarde de l’initiative privée et la libre concurrence entre les entreprises. Le libéralisme économique a favorisé le développement du capitalisme industriel au XIXe siècle ; le libéralisme politique en a fait de même envers la démocratie moderne.

L’ultralibéralisme est de nature fort différente, voire opposée sous bien des aspects. Sur le plan économique, il s’agit de détruire tous les freins et les filtres qui, selon les ultralibéraux, empêchent la liberté absolue des acteurs économiques de s’exprimer. Mais loin de favoriser la libre concurrence, l’ultralibéralisme la vide de sa substance. En voulant supprimer les lois contre les cartels, qu’il dénonce comme liberticides, il permet à des mastodontes économiques de se créer. Détenant le monopole sur une branche, ces monstres deviendront les seuls maîtres des prix, des salaires et des conditions de travail. Finie la libre concurrence. Morte la négociation salariale.

Détricoter l’Etat social

Les ultralibéraux mènent une lutte systématique contre tous les acquis sociaux, perçus comme des boulets dont il convient de se défaire au plus vite. L’ancien vice-président du patronat français, Denis Kessler, le proclamait de façon tout à fait explicite lors d’une interview à Challenges en octobre 2007 : « Il s’agit de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » qui avait été établi sous l’égide des gaullistes, communistes et socialistes dès 1945. Ce programme sert toujours de substrat à l’Etat social en France, envers lequel les citoyens de ce pays se montrent très attachés, quelles que soient leurs options politiques.[1]  Il faut donc, sinon le détruire d’un coup, ce qui provoquerait des troubles majeurs, du moins le détricoter afin que l’opération se fasse avec le moins de douleurs possibles.

L’ultralibéralisme est l’expression politique du capitalisme financier. A ce dernier, peu importe la démocratie. Si elle ne s’oppose pas à son développement, tant mieux pour elle. Si elle est considérée comme une entrave, elle est jetée aux oubliettes. Le capitalisme financier s’acclimate fort bien dans un pays sans démocratie, sens Etat de droit, sans même de liberté économique comme la Chine.

Le moment de droite de l’ultralibéralisme…

L’ultralibéralisme est apparu au grand jour à l’orée des années 1980 avec l’arrivée au pouvoir de la droite, en Grande-Bretagne (Margaret Thatcher) et aux Etats-Unis  (Ronald Reagan). La Dame de fer a démantelé le pouvoir syndical et lancé un vaste programme de privatisation. Reagan, en favorisant fiscalement les hauts revenus, a illustré la « théorie du ruissellement » qui consiste à « libérer » les ultrariches de l’impôt pour qu’ils investissent au bénéfice de catégories sociales situées plus bas. On perçoit aujourd’hui l’ampleur de cette fumisterie, le « ruissellement » ayant la fâcheuse tendance à stagner dans les piscines des ultrariches !

… Et le moment de gauche

Face à cette offensive– avec des leaders comme Tony Blair, François Hollande ou Gerhard Schröder – la gauche a tenté de « faire avec » le capitalisme financier et l’ultralibéralisme en acceptant leurs données fondamentales tout en essayant d’en adoucir les effets les plus douloureux. Elle a aussi changé de terrain pour drainer des électeurs en privilégiant les problèmes de mœurs par rapport à la question sociale qu’elle a abandonnée à l’extrême-droite, péché capital dont nous n’avons pas fini de payer les funestes conséquences.

Près de quatre décennies après leur apparition en pleine lumière, le capitalisme financier et son ultralibéralisme éprouvent une peine grandissante à cacher leur nature intrinsèquement violente, captatrice et prédatrice.

Les peuples peuvent de moins en moins supporter cette domination mondialisée qui s’exerce aussi sur les nouvelles technologies et la gestion des algorithmes des réseaux sociaux. D’où ces chaînes éruptives de contestation politique et sociale.

Pour l’instant, ces colères se sont exprimées de façon chaotique : flambée de colère sans contenu politique, vote de protestation en faveur des partis d’extrême-droite voire néofascistes ou plus rarement de l’extrême-gauche. Néanmoins, plusieurs pays, comme la France et le Chili, montrent un regain d’intérêt pour l’action syndicale – en espérant que ce ne soit pas un phénomène passager – et l’écologie comme en Allemagne, en Suisse, en Californie ou ailleurs.

Pour tenter de maîtriser le capitalisme financier et son expression ultralibérale, la convergence entre les luttes sociales et les combats pour l’environnement est un passage obligé. Puissions-nous ne point le rater !

Jean-Noël Cuénod

[1] La virulence des actuelles grèves et manifs s’explique aussi par la crainte de voir les retraites tomber dans l’escarcelle des assureurs privés. Une bonne partie des manifestants a peut-être senti qu’Emmanuel Macron cherche lui aussi à démanteler cet Etat social que les ultralibéraux jugent obsolète.

 

2 réflexions sur « Manifs d’un moment ou colère sociale mondiale? »

  1. A ces très justes remarques, s’ajoute, très globalement, une baisse générale du niveau d’analyse des médias et une très grande accentuation de ce qui touche l’affect. Une sorte de populisme médiatique qui exacerbe la tendance de l’ego à prendre le pas sur la réflexion. Et la France, depuis belle lurette, rue aisément dans tous les brancards possibles. D’autant que nombre d’hommes politiques existent d’autant plus qu’ils participent, par de petites phrases aiguës, à une forme de vocifération qui nourrit la vindicte toujours latente dans un monde où l’omniprésence publicitaire accentue la frustration de ne pouvoir consommer autant qu’on le souhaiterait… Christian Noorbergen

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