Ce vendredi à 14h, le maître de l’Outrenoir Pierre Soulages est inhumé à Paris. Au même moment, l’abbatiale de Sainte-Foy-de-Conques lui consacre une messe. C’est devant cette église qu’il a su, à 14 ans, que l’art serait sa vie. 60 ans plus tard, il terminait les 104 vitraux qui l’illuminerons. Et les ténèbres ont enfin compris la lumière.
Il a fallu 7 ans de labeur, de 1987 à 1994, pour créer ce chef d’œuvre qui donne la rare sensation de rendre tangible l’absolu.
7 ans pour offrir vie nouvelle à cette splendide abbatiale, tissée de calcaire jaune, de grès rose et de schiste gris-bleu, qui se détache des collines aveyronnaises pour signaler recueillement et repos aux pèlerins cheminant vers Saint-Jacques-de-Compostelle.
7 ans… Et plus de 700 tentatives, menées par Pierre Soulages et le maître verrier Jean-Dominique Fleury, avant de parvenir à mettre au point un verre translucide, non-coloré, comme l’explique le maître verrier sur son site:
Spécialement créé en laboratoire selon la technique de la granulation, le verre présente des zones de cristallisation plus ou moins dense permettant de nuancer la lumière diffusée.
Les rayons du soleil ne traversent donc pas le vitrail, comme l’aurait fait un verre transparent; ils l’imprègnent. Incarnation de la lumière du jour dans la matière.
L’artiste a systématiquement chassé l’anecdote, le superflu, l’histoire à raconter, pour ne faire vibrer que l’essence-ciel. Ainsi, chaque vitrail témoigne des incessantes variations de la lumière naturelle en fonction des deux temps: celui « qu’il fait » et celui « qui s’écoule ».
Ces variations lumineuses deviennent autant de vagues qui font dériver le regardeur vers son être intérieur et de là, vers la profonde unité divine de l’Univers, au-delà du temps et de l’espace.
Comme Jean le Baptiste, Soulages a rendu témoignage à la lumière mieux que quiconque. Il y est parvenu en subvertissant la couleur noire, en extrayant d’elle sa lumière et ses couleurs occultées en jouant sur l’épaisseur de la pâtes, ses reliefs, ses aspects lisses ou grenus, sur l’agencement des formes. Ce faisant il a découvert un nouvel état pictural, l’outrenoir.
Le Plouc en est ébloui depuis un jour de février 2010 lorsqu’il déambulait au milieu de la grande exposition que Beaubourg consacrait à l’artiste. Voici deux textes plouquesques, l’un pondu au retour de cette expo parisienne et l’autre durant celle organisée en 2018 à Martigny par la Fondation Pierre-Gianadda.
Expo à Beaubourg en février 2010
Pierre Soulages, le porte-rêves de l’outrenoir
Pour présenter son travail, Pierre Soulages n’aime pas recourir à la chronologie qui suppose une fin. C’est pourtant le seul moyen pour envisager chaque étape d’une œuvre qui s’est construite brique après brique, qui relève d’un cheminement à la fois discursif et méditatif plus que de l’inspiration foisonnante et buissonnante.
Les commissaires de l’exposition de Beaubourg, Alfred Pacquement et Pierre Encrevé, ont su respecter l’ordre chronologique comme fil conducteur en évitant la sensation d’enfermement ou l’impression de suivre des sentiers battus.
L’exposition s’articule entre deux parties principales: avant et après 1979, année où Soulages commence à travailler ce qu’il nomme l’outrenoir. En s’arrêtant dans la salle consacrée à 1979, le regardeur vit le basculement qui s’est opéré à ce moment-là. Cette expérience ainsi offerte bouleverse aussi le regardeur, comme par un effet de contagion.
Les premières années, à partir de 1948, illustrent la recherche du peintre qui dialogue entre le blanc du papier et de larges traits au brou de noix, allant d’un brun mâtiné de noir au beige éclairé d’ocre. Ces traits font songer à des canevas sur lesquels trois décennies plus tard, Pierre Soulages construira ces tableaux où le noir régnera en démiurge.
Soulages: « Pourquoi le noir? Parce que! »
Pourquoi le noir? «La seule réponse, incluant les raisons ignorées, tapies au plus obscur de nous-mêmes et des pouvoirs de la peinture, c’est PARCE QUE», a répondu le peintre en 1986. Cette formule lapidaire ne l’empêche nullement de narrer sa rencontre avec la lumière du noir en janvier 1979 :
Un jour que je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile (…) J’ai vu en quelque sorte la négation du noir, les différentes textures réfléchissant plus ou moins faiblement la lumière. Du sombre émanait une clarté, une lumière picturale, dont le pouvoir émotionnel animait mon désir de peindre. J’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets, qu’elle émane de la plus grande absence de la lumière. Je me suis engagé dans cette voie. J’y trouve toujours des ouvertures nouvelles.»
Outrenoir, l’autre pays
Pour donner verbe à ce nouvel aspect du noir, il fallait forger un terme qui lui soit spécifique:
J’ai inventé le mot outrenoir, au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir et, comme outre-Rhin et outre-Manche désignent un autre pays, outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir.
Regarder les tableaux de Soulages, en passant, à la façon d’un touriste, relève de l’insupportable. L’œil glisse sur la surface noire et s’abîme dans le vide et l’ennui. Ils exigent du regardeur qu’il s’arrête un long moment devant chacun d’entre eux.
Ces matrices de lumière secrète interdisent la distraction et réclament de l’espace. A ce propos, Le Plouc se permet, du haut de sa taupinière, de verser un nuage de critique dans cette inspirante tasse de café outrenoir.
A la fin de l’exposition, les polyptyques – tableaux composés de plusieurs volets – sont disposés de façon trop proche les uns des autres. Il s’en dégage une impression de masse oppressante. Elle force le regardeur à un surcroît de concentration – mais après tout, peut-être était-ce là l’effet recherché! – afin d’individualiser chaque polyptyque et, à l’intérieur de chacun d’entre eux, chaque volet avant de reconsidérer l’ensemble du tableau avec toutes ses parties.
L’outrenoir ou les bonheurs de la vertu
Cette œuvre est l’exact contraire du vice actuel: le spectaculaire que l’on zappe, qui vide les têtes, pollue les cœurs et entraîne l’époque vers la spirale du «toujours plus» qui donne «toujours moins » de vie. Le travail de Soulages se révèle donc, par essence, «vertueux».
L’adjectif fera grimper aux murs des sacristies les sots qui, à sa lecture ou à son écoute, seront envahis par les clichés de grenouilles de bénitier coassant la messe de Saint Pie V, de ci-devant maquerelles tournées dames patronnesses ou de rosières en dessous de laine.
Ce n’est, bien sûr, pas de cette vertu-là qu’il s’agit, mais de la «virtus» antique, de cet apprentissage de la création par l’inspiration des maîtres et l’autodiscipline, de ce courage maîtrisé par la force d’âme et de la droiture qu’elle suggère.
Le regardeur est un « inventeur »
Pour entrer dans un tableau de Soulages – ou, plutôt, pour mieux se laisser pénétrer par lui – il convient de le contempler le temps nécessaire pour qu’il se forme en vous ces images nées des reflets, des striures, des différences d’intensité au sein des couches de noir. Des impressions de violet, de bleu, de ponceau, de brun terreux, de rubis aux éclairs blancs, se superposent progressivement.
Et soudain, vous découvrez le rêve qui vous attendait, là, maintenant, dans le corps de ce tableau et non dans un autre.
La notion de «découverte» ne restitue pas tout à fait la situation de celui qui trouve son rêve dans l’œuvre de Soulages. Il est moins un «découvreur» qu’un «inventeur» dans les deux sens que possède ce mot: tel qu’on le conçoit dans le langage juridique pour qualifier le quidam qui est tombé sur un trésor; tel qu’on le définit dans la langue courante, à savoir le créateur d’un objet ou d’une technique qui n’existait pas jusqu’alors.
Celui qui contemple un Soulages, vit les deux situations simultanément. Il est à la fois celui qui découvre le trésor caché et celui qui, à partir de ce trésor que le peintre a dissimulé dans la pâte noire, créé son propre rêve.
Par son outrenoir, l’œuvre de Pierre Soulages est donc un porte-rêves.
Expo à la Fondation Pierre-Gianadda en 2018
Soulages, le grand feu noir
Avec Pierre Soulages, le noir nous en fait voir de toutes les couleurs. A ne pas rater l’exposition intitulée « Une Rétrospective » que la Fondation Pierre-Gianadda à Martigny consacre jusqu’au 25 novembre 2018 au grand peintre de l’Outrenoir.
Soulages fait circuler la lumière dans les méandres de ce noir de telle manière qu’elle révèle toutes les couleurs qui dormaient en lui. Des couleurs qui s’échappent, reviennent, repartent, se réinstallent dans un autre lieu du tableau. Comme la lumière ambiante change constamment, même de façon peu perceptible, l’état du tableau se modifie. Ce n’est plus le même qu’il y a cinq minutes. Et c’est tout malgré tout le même. Avec l’art de Soulages, nous entrons dans le règne de l’oxymore.
Le noir en tant que couleur est dépassé pour atteindre, selon le mot que Soulages a forgé, l’ « outrenoir », cette présence lumineuse qui surgit de la pâte nocturne.
Il y a de l’abnégation du moine dans le travail de l’artiste qui travaille cette pâte nocturne pour lui faire rendre l’âme. Et c’est avec la discipline contemplative du moine qu’il faudrait entrer dans un tableau de Soulages. Rester de longues minutes devant une œuvre. Se laisser pénétrer par elle. Et l’essence du tableau apparaît progressivement comme jadis, un portrait photographié qui, petit à petit, se dessine dans le bain du révélateur.
C’est alors le feu qui surgit, illumine la pièce, embrase le regardeur. Le feu de l’outrenoir qui ne s’éteint jamais. Il n’a jamais cessé de brûler. Soulages nous l’a donné à voir.
En 2009-2010, Beaubourg avait réservé à Pierre Soulages une rétrospective gigantesque, impressionnante. Et peut-être un peu écrasante, même si Le Plouc en était resté ébloui. Avec « Une Rétrospective » – un article indéfini par signe de modestie ? – la Fondation Pierre-Gianadda a offert aux œuvres de Soulages, l’espace qui leur manquait à Beaubourg. Elles peuvent mieux y respirer, dialoguer entre elles, échanger leurs ondes secrètes, se mouvoir. Car un tableau de Soulages, c’est un être vivant.
L’outrenoir ne sera jamais en deuil.
Jean-Noël Cuénod
Cher Jean-Noël, en lisant ton hommage, je redécouvre Pierre Soulages. Tout ce que je pressentais est mis en mot ! Tu es un magicien des mots, un « outre-mots ». Merci de me faire vivre tant de belles émotions inconnues.
Merci pour ce bel hommage à Pierre Soulages et pour votre blog.
Je ne lis pas tout, car en ce moment, je n’ai pas beaucoup de temps. Mais ce que je lis, je le trouve intéressant.