Interview du juge antiterroriste Marc Trevidic qui avait demandé l’arrestation à Genève du futur assassin de Saint-Etienne-du-Rouvray. Pour lui, il est urgent de créer des sas entre la prison et la liberté mais sous contrôle de la justice. L’article est paru dans la Tribune de Genève, 24 Heures (Lausanne) et Le Soir (Bruxelles) de jeudi 28 juillet 2016.Le juge d’instruction Marc Trevidic (51 ans) a été l’un des principaux magistrats français chargés de diriger à Paris les investigations sur les grands dossiers du terrorisme. Entre autres affaires, il a instruit l’assassinat des moines de Tibhirine en Algérie et l’attentat de Karachi. Il a quitté cette fonction en août 2015 après sa promotion comme premier vice-président du Tribunal de Grande Instance de Lille. C’est lui qui avait demandé aux autorités judiciaires genevoises d’arrêter Adel K. en mai 2015. Le juge Trevidic l’avait ensuite mis en examen pour «association de malfaiteur en vue de préparer des actes terroristes».
– Marc Trevidic, comment avez-vous appris la présence d’Adel K. à Genève?
– Il venait d’avoir l’âge de la majorité, 18 ans. K. était connu de nos services pour avoir déjà tenté en vain de se rendre combattre en Syrie. En compagnie d’un mineur en fugue, il avait affrété un taxi à Genève pour se rendre à l’aéroport de Cointrin dans le but de prendre un avion pour la Turquie et de là se rendre vers la zone occupée en Syrie par l’Etat islamique. Mais le chauffeur de taxi genevois a été intrigué par le comportement étrange et le jeune âge de ses clients. Parvenu à l’aérogare, il a alerté la police genevoise. Les deux jeunes ont eu juste le temps de s’envoler vers la Turquie. J’ai aussitôt faxé un mandat d’arrêt international à Genève et prévenu les autorités turques en leur demandant de renvoyer vers Genève Adel K. Ce qui fut fait. Dès leur retour à Cointrin, ils ont été aussitôt interpelés par la police genevoise, le 14 mai 2015. Après une semaine de détention, les autorités suisses l’ont extradé vers la France, à ma demande. Le mineur fugueur a rejoint sa famille. La collaboration entre la France, la Suisse et la Turquie avait parfaitement fonctionné.
– Comment Adel K. vous est apparu lors des premières auditions que vous avez menées avec lui?
– Il s’est montré complètement déterminé. Il n’y avait aucun espoir de lui faire entendre raison, de le persuader d’abandonner la voie djihadiste. A l’évidence, il était dangereux, c’est pourquoi je l’ai maintenu en détention provisoire. J’ai dû abandonner ce dossier en août 2015 lorsque j’ai été nommé à Lille.
– Finalement, Adel K. a été libéré sous contrôle judiciaire avec port d’un bracelet électronique le 18 mars dernier…
– Il faut voir le cas tel qu’il apparaissait avant l’attentat à Saint-Etienne-du Rouvray. Que reprochait-on à K. à l’époque? Pas grand-chose, sinon d’avoir cherché à rejoindre les zones combattantes de la Syrie. Maintenir pendant longtemps quelqu’un en détention pour ce seul motif est très malaisé dans un Etat de droit.
– Mais alors comment s’occuper de ces aspirants au terrorisme qui n’ont pas encore passé à l’acte?
– Notre droit pénal est pauvre, à cet égard. Nous n’avons le choix qu’entre la prison ou la liberté. Dans ce genre de dossier, nous sommes en face de gens dont on sait qu’ils sont dangereux mais qui n’ont pas encore commis d’actes qui les conduiraient à être incarcérés pendant de longues années. A mon avis, il faudrait prévoir une sorte de sas entre la prison et la liberté, un lieu où l’on pourrait entamer une déradicalisation, observer le comportement de ces personnes, les analyser, au lieu de les garder en prison avec de faibles charges ou de les lâcher directement dans la nature, même avec un bracelet électronique. Mais ces sas devraient être placés sous le contrôle de la justice et non pas de l’administration
– Pourtant, vous vous êtes insurgé contre les propositions de créer des centres de rétention pour ce type de suspects, avez-vous changé d’avis?
– Non, car ce que je préconise, c’est la création de sas gérés sous la responsabilité de la justice. Or, les centres de rétention que vous évoquez seraient placés sous le seul contrôle de l’administration, des préfets, sans aucune garantie judiciaire. Avec ce genre de centres, nous franchirions la ligne rouge qui nous protège du totalitarisme. C’est justement le but recherché par l’Etat islamique.
– Quel est le défi spécifique lancé par les formes actuelles du terrorisme?
– Il est très difficile d’améliorer le fonctionnement de la justice, de la police, des services de renseignement lorsque les attentats ne relèvent plus du projet mais de la réaction pulsionnelle et locale. Ces terroristes ne fonctionnent plus du tout comme des délinquants de droit commun, même s’ils le furent auparavant. Nous devons adapter l’Etat de droit à cette situation, sans pour autant sacrifier nos grands principes.
Jean-Noël Cuénod