Un roman à lire: « Un après-midi » de Robert Inard d’Argence

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C’était avant. Avant la chute des tabous, lorsque le Grand Mystère faisait palpiter les garçons aux culottes encore courtes mais aux fantasmes longs comme une retenue du jeudi[1]… Ce Grand Mystère qui se résumait en une question taraudante : «Qu’est-ce qui se cache sous les jupes des filles». Des jardins aux délices? Des forêts inexplorées? Des sources aux parfums orientaux? Un Graal de la marque Petit Bateau?

Malgré les sermons parentaux ou ecclésiastiques, la hantise des mères de famille devant «la chose» qui devait précipiter leurs petits dans l’enfer des grands (et surtout des grandes), les menaces, les punitions, les objurgations, les diables peints sur le tableau noir, à défaut de muraille, le Grand Mystère ne cessait d’émettre ses sifflements envoûtants, comme le serpent de la Genèse.

imgres Ces «premiers émois de la chair», comme l’on disait jadis dans les sacristies, sont merveilleusement illustrés par le premier roman d’un excellent poète, Robert Inard d’Argence[2] (photo), roman intitulé Un après-midi[3]. Il réussit ce tour de force de décrire les différentes phases de l’initiation amoureuse avec autant d’authenticité que de pudeur. Car, oui, il est possible de décrire l’éveil de la sexualité, sans rien en celer mais sans s’exhiber. La pudeur ne cache pas, elle rend fraîche la réalité.

Ce roman ne limite pas son propos à la découverte du corps autre de l’autre. C’est tout ce territoire perdu de l’enfance qu’il restitue. L’écrivain narre le passage de la ville de Toulon à un village des Basses-Alpes[4] sur décision d’un père instructeur pilote de chasse, soucieux de mettre sa famille à l’abri, juste avant la Seconde guerre mondiale. Le pater familias deviendra agriculteur pour nourrir les siens.

Le petit Robert, avec son frère et sa sœur qui vient de naître, découvre les libres joies, pleines de saveurs et de dangers, d’une enfance élevée dans une ferme, ce qui vaut au lecteur d’heureuses pages gourmandes. Mais à neuf ans, Robert doit quitter ce paradis pour rejoindre à Paris un oncle et une tante afin de recevoir un enseignement que les Basses-Alpes des années 40 ne pouvaient lui assurer.

Malgré le choc initial, le petit campagnard apprivoise Paris, à moins que ce ne soit l’inverse : «Paris, immense billard électrique dont j’étais la bille lancée d’un coin à un autre, d’un trottoir, d’une vitrine, d’un cinéma à l’autre, d’une distraction à un spectacle.» (page 68).

Au retour provisoire à la ferme familiale au début des grandes vacances d’été, Robert reçoit un choc encore plus moral que physique. Il court saluer son père, heureux de pouvoir enfin l’embrasser. Mais l’homme ne le regarde même pas et continue à labourer son champ du haut de son tracteur. Une ligne de labour, une autre, encore une, puis le tracteur s’arrête à la hauteur du petit garçon. Le père saute à terre, ne dit pas un mot, puis gifle violemment la joue de Robert. «C’est pour ton zéro en mathématiques». Et remonte sur son tracteur. Cette claque, l’écrivain doit encore la ressentir. Elle ne le rendra pas meilleur en arithmétique mais le fera bifurquer vers le latin, matière nettement moins rébarbative.

Paris, les Basses-Alpes, les cousines, les copines, le père taciturne, la grand-mère aimante forment les notes de cette sonate de l’éveil. Mais il y a aussi la mère en contrepoint, celle d’hier, celle d’aujourd’hui et les relations complexes, entre affection cachée et reproches répétitifs. Pas simple, d’être mère, compliqué d’être fils.Un après-midi peut changer la vie. La preuve.

Jean-Noël Cuénod

[1] Nous évoquons une époque où, pour les écoliers, le mercredi tombait un jeudi.

[2] Comédien, libraire, chroniqueur, poète et, comme il se nomme lui-même ouvre-boîte (de jazz), Robert Inard d’Argence est né à Toulon et a notamment vécu à Genève; il y a remporté le prix de poésie de la Société genevoise des écrivains en 1989 pour son recueil Ecrits Instantanés.

[3] Un après-midi, Robert Inard d’Argence, Editions 7 Ecrits, 2015, avant-propos de Joseph Joffo.

[4] Depuis 1970, les Basses-Alpes sont appelées «département des Alpes-de-Haute-Provence», prouvant ainsi que la bureaucratie peut rendre les montagnes plus élevées, d’un trait de plume. C’est magique!

 

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