Il y a 70 ans, Robert Desnos…

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(Eglise de Saint-Merri, quartier d’enfance de Desnos dans le IVe arrondissement de Paris)

Vendredi 8 juin 1945 à 5h. 30, le poète Robert Desnos quitte sa paillasse de douleurs pour s’endormir dans les bras maternels de la mort. Son âme est libre; son corps gît à la baraque No. 1 du camp de Theresienstadt (Terezin), situé dans l’actuelle République tchèque. Le 3 mai 1945, les SS qui gardaient le camp avaient fuit devant l’avance des troupes soviétiques; depuis un mois l’Allemagne nazie a capitulé.

Mais il est impossible de transférer immédiatement tous les rescapés des lieux de douleurs sécrétés par le IIIe Reich. L’Allemagne, l’Europe centrale et orientale ne sont que ruines. De plus, les déportés les plus malades sont intransportables. L’Armée Rouge et les partisans tchèques organisent donc dans le camp de Theresienstadt la prise en charge des soins. Parmi les 240 survivants ayant encore un souffle de vie, figure le poète français Desnos qui souffre, comme bien d’autres, du thyphus.

Desnos le martyr

Un jeune poète résistant tchèque et étudiant en médecine, Josef Stuna, fait partie des infimiers qui soignent ou, au moins, soulagent les déportés avec les moyens du bord. Au micro de Samy Simon, de la Radiodiffusion française, qui l’a interviewé en 1946, Josef Stuna décrit les derniers jours de Robert Desnos :

C’était un matin où je mesurais la température de ma baraque (…) A ce moment, j’ai lu sur la feuille de température le nom de Robert Desnos. Je me souvenais que j’avais lu avant la guerre, traduites en tchèque, des poésies d’un homme de ce nom-là. Ça ne me semblait pas possible. J’aimais beaucoup ces poèmes. Je suis allé à la baraque n°2 (en fait la numéro 1-NDLR)et là j’ai trouvé un homme qui était couché sur sa paillasse en papier. Il était si maigre, il portait des lunettes, il avait un grand nez, de grands yeux clairs, enfin il ressemblait tout à fait à une photographie que j’avais vue dans le livre Nadja, du poète surréaliste André Breton.
Je m’approchais de lui et je lui posais la question: «Connaissez-vous le poète Robert Desnos?»
Je n’oublierai jamais son regard à ce moment.
Cette question tombait sur lui comme un soleil, ou comme une pluie de fleurs dans une cage, ou dans une prison.
Parce que… il faut s’imaginer que nous étions dans une baraque pourrie (…) qui était à moitié chambre de mort et à moitié une latrine, une baraque qui (…) était ouverte à tous les vents et pourtant qui était empestée par les ordures des malades.
A ce moment là, il a toujours été magnifique. Il ne se plaignait jamais, on ne pouvait pas lui trouver un moment de faiblesse. Quelquefois, il retrouvait un peu de forces pour nous parler, à mademoiselle Tesarova et à moi. Il nous parlait de Paris, de ses amis artistes ou écrivains, de sa femme. Il nous invitait chez lui, il nous disait :
«Vous viendrez me voir et je vous ferai connaître mes amis»; «je vous conduirai chez Picasso» (…) Il était plein d’énergie et de confiance.

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(Dernière photo de Robert Desnos à Theresienstadt)

Josef Stuna et l’infirmière Tesarova restent au chevet du poète lors de sa dernière nuit. Ils tentent d’empêcher la mort de l’emporter. En vain. Au lever du jour, Robert Desnos meurt dans son uniforme rayé de déporté. Au moins, a-t-il fermé les yeux sur un monde redevenu libre.

Les cadavres sont si nombreux à Theresienstadt qu’il faut les brûler par groupe de trois ou de quatre. Stuna se débrouille pour que la dépouille soit incinérée seule. Il a recueilli ses cendres – qui reposent dans le caveau de la famille Desnos au cimetière parisien de Montparnasse – ainsi que sa paire de lunettes.

Desnos le medium

Né en 1900 à Paris, Robert Desnos est entré très jeune, à 22 ans, dans le groupe surréaliste par passion pour la poésie en liberté. Il en devient l’une des principales figures, grâce à ses dons médiumniques. Breton et ses amis surréalistes veulent faire surgir de l’inconscient rêves et images, afin de mettre au jour de nouveaux types d’expression poétique et renouveler ainsi un langage que les usages quotidiens ont épuisé.

Les surréalistes ont recourt à l’hypnose et au sommeil provoqué pour favoriser l’émergence de l’écriture automatique, c’est-à-dire la poésie à l’état brut qui jaillit de l’inconscient sans être filtrée par la consience, ni par les contraintes esthétiques ou littéraires. Desnos devient rapidement l’élément le plus doué pour ce genre de plongée dans l’inconscient. Les pépites poétiques qu’il ramène à la surface provoquent l’admiration de Breton, d’Eluard, d’Aragon et des autres surréalistes. Mais ce genre d’exploration n’est pas sans risque. Sous l’effet de son sommeil médiumnique, Desnos a tenté de tuer Eluard à coups de couteau. Breton et les autres participants ont éprouvé toutes les peines du monde à le désarmer. En outre, Robert Desnos est passablement amaigri, sa santé chancelle. Le groupe surréaliste décide de mettre fin à ces expériences.

En 1929, Robert Desnos rompt avec André Breton. Tout d’abord, celui-ci veut entraîner le groupe dans le Parti communiste (l’aventure tournera court, sauf pour Aragon et quelques autres) ; or la révolte de Desnos est incompatible avec le port d’une carte d’adhérent; il en ira de même pour Antonin Artaud. Ensuite, Breton ne cesse de reprocher à Desnos ses activités journalistiques, péché capital pour celui qui est appelé «Pape du surréalisme». Enfin, depuis la fin des expériences médiumnique, Breton néglige un peu ce Desnos qu’il plaçait alors au rang de modèle à suivre pour tout le groupe.

Desnos le résistant

Journaliste et homme de radio, Desnos n’abandonne pas pour autant sa quête poétique. Il écrit aussi un nouvel épisode du feuilleton Fantomas pour Radio Paris, sans oublier les «réclames», c’est-à-dire la publicité, pour remplir les assiettes et payer les dépenses de sa femme Youki, ex-compagne du peintre Fujita.

Au début de l’Occupation allemande, il poursuit ses activités journalistiques dans le quotidien Aujourd’hui, principalement comme secrétaire de rédaction. Dès juillet 1942, il participe à AGIR, un réseau de la Résistance, spécialisé dans la récolte de renseignements pour la Grande-Bretagne. Desnos lui transmet les informations confidentielles qui circulent au sein de la rédaction. Il fabrique aussi de faux documents pour des Juifs et des résistants. Un an après, tout en travaillant pour AGIR, Robert Desnos entre dans un autre réseau, Morhange, qui effectue des opérations de combat. Il continue, en secret, à écrire des poèmes dont le célèbre «Le Veilleur du Pont-au-Change» (diffusé sous le manteau, Desnos ayant pris pour pseudonyme Valentin Guillois) que nous publions intégralement ci-dessous.

Aucun document historique le prouve, mais il est possible, sinon probable, que Desnos a participé à des missions combattantes. «Le Veilleur du Pont-au-Change» en fait d’ailleurs clairement l’allusion dans les passages que nous avons indiqués en gras.

Le Réseau AGIR était infiltré par des collabos. Mais si Desnos a été arrêté à Paris le 22 février 1944, c’est semble-t-il pour avoir donné asile à un jeune réfractaire qui ne voulait pas être expédié au Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne. Malgré les coups qu’il a reçus lors de ses interrogatoires, Desnos n’a jamais dévoilé ses activités de résistance. Cela n’a pas empêché, les autorités d’occupation de l’incarcérer à la prison de Fresnes, puis au camp de Royallieu à Compiègne où il écrira l’un de ses poèmes les plus poignants, «Sol de Compiègne». Malgré les efforts de sa femme, Desnos sera ensuite expédié dans divers camp en Allemagne pour aboutir, épuisé, au camp de Theresienstadt fin avril 1945.

Dans notre monde utilitariste qui n’a que faire de la poésie, il est bon de se souvenir qu’aux pires moments de l’humanité, il y a toujours un poète qui chante.

Jean-Noël Cuénod

 

« Le veilleur du Pont-au-Change »

De Robert DESNOS

 

Je suis le veilleur de la rue de Flandre,
Je veille tandis que dort Paris.
Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.
J’entends passer des avions au-dessus de la ville.

Je suis le veilleur du Point-du-Jour.
La Seine se love dans l’ombre, derrière le viaduc d’Auteuil,
Sous vingt-trois ponts à travers Paris

Vers l’ouest j’entends des explosions.

Je suis le veilleur de la Porte Dorée.
Autour du donjon le bois de Vincennes épaissit ses ténèbres.
J’ai entendu des cris dans la direction de Créteil
Et des trains roulent vers l’est avec un sillage de chants de révolte.
Je suis le veilleur de la Poterne des Peupliers.
Le vent du sud m’apporte une fumée âcre,
Des rumeurs incertaines et des râles
Qui se dissolvent, quelque part, dans Plaisance ou Vaugirard.
Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest,
Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissante
Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi,
Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,
Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,
Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,
Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.
Dans l’air froid tous les fracas de la guerre
Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.

Des cris, des chants, des râles, des fracas il en vient de partout,
Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc et de thé,
Des quatre coins de l’horizon à travers les obstacles du globe,
Avec des parfums de vanille, de terre mouillée et de sang,
D’eau salée, de poudre et de bûchers,
De baisers d’une géante inconnue enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Et je vous salue, au seuil du jour promis
Vous tous camarades de la rue de Flandre à la Poterne des Peupliers,
Du Point-du-Jour à la Porte Dorée.

Je vous salue vous qui dormez
Après le dur travail clandestin,
Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires,
Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages,
Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source
Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons,
Je vous salue au seuil du nouveau matin.

Je vous salue sur les bords de la Tamise,
Camarades de toutes nations présents au rendez-vous,
Dans la vieille capitale anglaise,
Dans le vieux Londres et la vieille Bretagne,
Américains de toutes races et de tous drapeaux,
Au-delà des espaces atlantiques,
Du Canada au Mexique, du Brésil à Cuba,
Camarades de Rio, de Tehuantepec, de New York et San Francisco.

J’ai donné rendez-vous à toute la terre sur le Pont-au-Change,
Veillant et luttant comme vous. Tout à l’heure,
Prévenu par son pas lourd sur le pavé sonore,
Moi aussi j’ai abattu mon ennemi.

Il est mort dans le ruisseau, l’Allemand d’Hitler anonyme et haï,
La face souillée de boue, la mémoire déjà pourrissante,

Tandis que, déjà, j’écoutais vos voix des quatre saisons,
Amis, amis et frères des nations amies.
J’écoutais vos voix dans le parfum des orangers africains,
Dans les lourds relents de l’océan Pacifique,
Blanches escadres de mains tendues dans l’obscurité,
Hommes d’Alger, Honolulu, Tchoung-King,
Hommes de Fez, de Dakar et d’Ajaccio.

Enivrantes et terribles clameurs, rythmes des poumons et des cœurs,
Du front de Russie flambant dans la neige,
Du lac Ilmen à Kief, du Dniepr au Pripet,
Vous parvenez à moi, nés de millions de poitrines.

Je vous écoute et vous entends. Norvégiens, Danois, Hollandais,
Belges, Tchèques, Polonais, Grecs, Luxembourgeois, Albanais et Yougo-Slaves, camarades de lutte.
J’entends vos voix et je vous appelle,
Je vous appelle dans ma langue connue de tous
Une langue qui n’a qu’un mot :
Liberté !

Et je vous dis que je veille et que j’ai abattu un homme d’Hitler.
Il est mort dans la rue déserte
Au cœur de la ville impassible j’ai vengé mes frères assassinés
Au Fort de Romainville et au Mont Valérien,
Dans les échos fugitifs et renaissants du monde, de la ville et des saisons.

Et d’autres que moi veillent comme moi et tuent,
Comme moi ils guettent les pas sonores dans les rues désertes,
Comme moi ils écoutent les rumeurs et les fracas de la terre.

À la Porte Dorée, au Point-du-Jour,
Rue de Flandre et Poterne des Peupliers,
À travers toute la France, dans les villes et les champs,
Mes camarades guettent les pas dans la nuit
Et bercent leur solitude aux rumeurs et fracas de la terre.

Car la terre est un camp illuminé de milliers de feux.
À la veille de la bataille on bivouaque par toute la terre
Et peut-être aussi, camarades, écoutez-vous les voix,
Les voix qui viennent d’ici quand la nuit tombe,
Qui déchirent des lèvres avides de baisers
Et qui volent longuement à travers les étendues
Comme des oiseaux migrateurs qu’aveugle la lumière des phares
Et qui se brisent contre les fenêtres du feu.

Que ma voix vous parvienne donc
Chaude et joyeuse et résolue,
Sans crainte et sans remords
Que ma voix vous parvienne avec celle de mes camarades,
Voix de l’embuscade et de l’avant-garde française.

Écoutez-nous à votre tour, marins, pilotes, soldats,
Nous vous donnons le bonjour,
Nous ne vous parlons pas de nos souffrances mais de notre espoir,
Au seuil du prochain matin nous vous donnons le bonjour,
À vous qui êtes proches et, aussi, à vous
Qui recevrez notre vœu du matin
Au moment où le crépuscule en bottes de paille entrera dans vos maisons.
Et bonjour quand même et bonjour pour demain !
Bonjour de bon cœur et de tout notre sang !
Bonjour, bonjour, le soleil va se lever sur Paris,
Même si les nuages le cachent il sera là,
Bonjour, bonjour, de tout cœur bonjour !

Robert Desnos, Le Veilleur du Pont-au-Change, 1942

2 réflexions sur « Il y a 70 ans, Robert Desnos… »

  1. Merci, Jean-Noël pour cette évocation sensible et necessaire à l’heure où un president de la république francaise, que des citoyens de gauche ont élu, a fait l’affront à l’allié d’antan, qui a payé le plus lourd tribut dans la lutte contre le nazisme, de bouder sa commémoration. Les 2 commémorations s’ imposaient, car « le ventre est encore fécond qui a engendré la bête immonde ».

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