La revanche de Maigret

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C’était l’époque où le flair du flic remplaçait la police scientifique. Il y avait bien les empreintes digitales. Mais les malfrats avançaient gantés sur le boulevard du Crime. Alors, hein, les empreintes, le flic avait beau faire des pieds et des mains, il était rare qu’elles se missent à table!

Si vous avez eu le bonheur de regarder le film de Jean Delannoy «Maigret tend un piège» récemment diffusé par la chaîne D8, vous avez sans doute ressenti cette nostalgie des polars d’antan où, au moment fatal de l’aveu, le commissaire – figuré par un Gabin plus Maigret que nature ­– posait sa pipe encore fumante pour faire monter les bières et les sandwiches. Autour de lui, ses inspecteurs – Lino Ventura pas encore tête d’affiche, l’inoubliable André Valmy –retroussaient leurs manches de chemise, la cravate un peu de travers. Jean Desailly, vieil enfant couvé par ses deux femmes, sa mère et son épouse Annie Girardot, en pleine ascension, allait tomber dans le piège tendu par un Gabin-Maigret qui jacte titi comme Michel Audiard (l’auteur des dialogues).

1958, c’est l’année de sortie du film. Il y a près de six décennies. Six siècles plutôt tant les choses policières ont changé à voir le commissaire et ses adjoints vous remuer un cadavre comme si c’était un paquet de linge ou patauger dans le sang. Et lorsqu’un flic trouvait le couteau meurtrier, allez hop !, on l’emportait, certes délicatement mais à mains nues, sans autre forme de procès.

Aujourd’hui, grâce aux séries télévisées américaines, le crime est devenu biodégradable et l’investigation (on ne dit plus l’enquête, ça fait ringard), hygiénique. Maigret traînait son pardessus qui sentait la frite alors que ses lointains descendant enfilent des combinaisons immaculées, de la tête aux pieds, et même des masques pour ne pas polluer les scènes du crime. Celle-ci est d’ailleurs bien délimitée par des bandes rouges et blanches en plastique. Pas question de faire les cent pas autour d’un cadavre en se grattant l’occiput pour tenter de faire venir l’inspiration.

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Après, le gros du travail ne se déroule plus dans un étroit bureau enfumé avec des machines à écrire qui font un bruit de mitraillette Thompson. Non, le vrai boulot s’accomplit dans ce qu’on n’appelle plus la morgue mais la salle d’autopsie. Là, des médecins légistes vêtus comme des cosmonautes emploient une batterie d’instruments tellement sophistiqués que l’on s’attend à ce que le cadavre soit ressuscité. Hélas (ou heureusement pour la suite du scénario), il reste bel et bien raide mort.

Mais alors qu’est-ce qu’il cause, le macchabée! Car nos démiurges savent le faire parler comme s’il était le témoin de sa propre mort. Maigret, malgré ses ruses à deux Sioux, ne parvient jamais à rendre ses suspects aussi bavards que les défunts tout couturés gisant sur leur table d’acier qui étincelle sous le scialytique.

Le dieu ADN a changé le monde criminel. Un prélèvement salivaire et c’est tout une histoire qui se déploie sous les microscopes à balayage électronique. Le criminel peut bien laver à grandes eaux les lieux de son forfait, il restera toujours une infime molécule qui le trahira. Le moindre atome laissé par lui vaut tous les aveux. Plus besoin de bière et de sandwiches, ni même de torgnoles ou de coup d’annuaire de téléphone sur le crâne. La vérité surgit des éprouvettes. La technologie était magicienne. La voilà justicière. Et même justicière infaillible. Ce n’est plus la Justice aveugle qui officie mais la Science clairvoyante.

Mais vous savez comment sont les hommes, malins comme des singes. Il s’en trouvera toujours un pour manipuler les preuves, échanger des empreintes ADN avec d’autres pour faire accuser l’innocent et protéger le coupable. Alors que jadis l’on se méfiait des enquêtes menées par les hommes, qui oserait aujourd’hui contester les décrets rendus par la technologie ? L’erreur judiciaire ne sera donc jamais bannie. Mais elle risque fort de devenir indécelable.

Pour la traquer, il faudra se pencher, comme autrefois, sur les méandres torturés de l’esprit humain, user de l’intuition, de l’imagination, de la déduction, de ce flair qu’on ne saurait trouver dans un bouillon de culture. Pour Maigret, l’heure de la revanche aura sonné.

Jean-Noël Cuénod

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