C’est devenu un tic et même un média-tic. Chaque fois que le sujet de l’Europe est abordé, les médias hexagonaux glorifient le « couple franco-allemand ». A l’issue du discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne, les débordements conjugaux gaulo-teutons n’ont pas manqué d’envahir gazettes, numériques ou non, boites à babil et étranges lucarnes[1]. Mais pourquoi tant d’ amour en politique ?
Cette passion française pour le voisin germanique n’est d’ailleurs guère partagée. A l’image du couple, les médias d’outre-Rhin préfèrent celle du « moteur franco-allemand ». Mercédès plutôt que Pénélope.La Françallemagne n’est pas le seul domaine qui voit fleurir les métaphores amoureuses. Dès qu’un président français entretient de bonnes relations avec un autre chef d’Etat, la sphère politico-médiatique évoque aussitôt un « flirt » (moult télés et radios ont même parlé d’un « flirt entre Macron et Trump », c’est dire si la métaphore est filée dans ses derniers retranchements !) ; une « idylle, si le « flirt » devient plus poussé ; voire des « fiançailles » si l’« idylle » est en voie de d’être consommée. Et si elle est consumée ? Eh bien, les gazettes déploreront le « désamour » qui commence à s’installer entre les deux pays et craindront une « rupture » et même un « divorce » ! Sortez vos mouchoirs… Mais rassurons-nous d’emblée car, les mœurs évoluant, les « ménages à trois » deviennent plus fréquents, à l’instar de ce titre du Monde : « La Chine et la France dans un ménage à trois avec l’Afrique ». La polygamie et la polyandrie ne sont pas loin.
Il fut un temps où ce genre de clichés cucul-la-praline était l’objet d’une traque impitoyable de la part des correcteurs. Aujourd’hui, ces derniers sont de moins en moins nombreux, quand ils n’ont pas disparu. Hélas ! Mais ce phénomène n’explique pas à lui seul cette fâcheuse tendance à ramener les débats politiques sur le terrain de l’affectivité et des relations conjugales ou extraconjugales. Comme si la politique devait rester claquemurée dans les alcôves et chambres à coucher.
Je vois d’ici les machos piétiner sur leurs gros sabots et mettre ce sentimentalisme journalistique sur le compte de la féminisation de la profession. Rien n’est plus faux ; les hommes se montrent tout aussi prompts que leurs consœurs à nous servir du sirop de mièvrerie. Ce n’est pas une affaire de genres mais plutôt de formation et, surtout, de climat idéologique.
L’ amour sorcier du pouvoir
Jadis, les journalistes venaient des horizons les plus divers. Certains sortaient des facs de lettres, de droit, d’économie, ou même de théologie, voire de professions aussi variées que la comptabilité, les assurances etc. D’autres provenaient de la filière des typos. Chacun arrivait donc avec son bagage particulier pour accomplir son stage et disposait des résistances naturelles pour éviter le formatage. Aujourd’hui, une grande partie des journalistes, voire la majorité, s’est coulée directement dans le moule des écoles professionnelles, sans avoir disposé de ce temps d’expériences d’adulte hors de la sphère des médias. D’où risques accrus de formatage qui induit les uns et les autres à se copier.
Cela dit, des causes plus profondes expliquent sans doute cette omniprésence de la métaphore sentimentale. Elle permet de distraire les citoyens en posant un voile de mariée sur la réalité des rapports de force politiques. Chaque époque à ses contradictions. La nôtre consiste à mettre en scène la violence et à prôner l’euphémisme consensuel dès que le pouvoir est en jeu. La violence développe un aspect hypnotique qui est utilisé par la publicité pour faire tourner la machine commerciale. Mais dès qu’il s’agit d’interventions sur le terrain politique, la violence doit retourner à la niche, de peur qu’elle embrase toute la société. D’où la tentation de dédramatiser les jeux de pouvoirs en les érotisant. Dans cet exercice, la France semble mieux armée, de par sa longue culture courtoise, que d’autres sociétés plus rugueuses. La métaphore sentimentale en politique permet donc de contenir la violence sous-jacente dès qu’il s’agit de rapports de force.
Mais elle peut aussi aller à fin opposée. La sphère médiatique, en réduisant tout à la sentimentalité, risque d’attirer le contraire de celle-ci, la haine. Le tout est donc de faire preuve de mesure en disant les choses telles qu’elles sont, sans chichi. Evidemment, ce n’est pas très sexy.
Jean-Noël Cuénod
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Et un petit coup de « Foule sentimentale » pour la route !
[1] Hommage à l’inventeur des deux dernières formules, l’ancien directeur du Canard Enchaîné, feu Roger Fressoz, alias André Ribaud, inoubliable rédacteur de la chronique des années gaulliennes, « La Cour ».