Rothko, un peintre à voir les yeux fermés

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Confrontation entre les oeuvres de Marc Rothko et d’Alberto Giacometti ©JNC_Beaurecueil-Forge de la poésie.

Intelligente, la rétrospective que la Fondation Louis-Vuitton à Paris consacre à l’œuvre de Marc Rothko jusqu’au 2 avril. Intelligente, car sa disposition sur plusieurs étages permet au regardeur, degré par degré, de partager le parcours du peintre de l’anecdote jusqu’à l’universel, de la matière jusqu’à l’esprit, du multiple jusqu’au Un. Un peintre à voir les yeux fermés.

Les étages inférieurs du bâtiment – ce vaisseau toutes voiles dehors qui tangue sur la canopée du Bois de Boulogne – sont consacrés à la première période du peintre américain, dite « réaliste ».

Un réalisme, disons, mesuré qui ne partage pas le parti pris de la figuration, hallucinante à force de précision, d’un Edward Hopper par exemple.

Les personnages du jeune Markuss Rothkovičs (1) ( le peintre américanisera son nom en 1940) sont d’une autre nature, même si les sujets – stations de métro, escaliers de grands magasins new-yorkais – peuvent être semblables. Foules et individus paraissent flous, stylisés, comme décryptés par un myope ayant oublié ses lunettes!

Archétypes des frayeurs

Au fur et à mesure, les flous s’embrument. Puis vient vers 1940, la période dite « surréaliste » chargées de figures mythiques, sortes d’archétypes des frayeurs et angoisses provenant du fond des nuits humaines, à mettre en parallèle avec les barbaries qui tournent à plein régime à cette époque.

Rothko commence à prendre le tournant de l’  « abstraction » (une étiquette à prendre avec réticence) dès 1946. L’artiste abandonne progressivement l’anecdote et trouve ce qui fera son style particulier en 1949, à savoir la superposition de rectangles de couleurs sombres ou vives.

Des mots aux nombres

Il remplace alors les titres de ses tableaux par leur numérotation. La substitution des mots par les nombres signifie de façon évidente son nouveau parti pris. Rothko ne raconte plus d’histoires particulières, ne met plus en scène des moments d’existence. Il laisse derrière lui le monde de l’anecdote pour entamer son chemin vers l’universel qui ne s’achèvera qu’à son suicide le 25 février 1970 dans son atelier new-yorkais (Ce site fait part d’intéressantes considérations sur les suicides de Van Gogh, de Staël et Rothko).

La critique étatsunienne range son œuvre dans la case « expressionnisme abstrait », ce qui révulse Rothko peu enclin à se trouver incarcéré dans quelque cellule que ce soit.

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©JNC_Beaurecueil-Forge de la Poésie

Abstraction, figuration…Mots vides

« Abstraction », « figuration » ne signifient plus rien lorsque le porteur d’une oeuvre veut atteindre ce point « où tout cesse d’être perçu contradictoirement » pour reprendre l’expression d’André Breton figurant dans le Second Manifeste du Surréalisme. 

Depuis 1950 chez Rothko, les rectangles aux tons colorés vivent dans la chaleur de leur palpitations. Les confondre avec des formes décoratives serait du dernier obscène.

Comme avec Soulages, Nicolas de Staël ou d’autres, regarder un tableau de Rothko, c’est vivre une expérience humaine de haute intensité.

Le tableau ménage une brèche vers le monde des Idées de Platon, rend palpable l’invisible; le regardeur est guidé vers cet état de poésie qui est sans doute le seul qui vaille de vivre…En fin de comptes et de contes.

Pourquoi fermer les yeux

C’est pourquoi il semble nécessaire de contempler ces tableaux de Rothko aussi les yeux fermés.

Petite expérience vécue face au célèbre tableau « Black, red over black on red ». Après être resté de longues minutes en conversation avec l’œuvre et ses silences éloquents, vous fermez les yeux. C’est alors que les rouges et les noirs entreront en transe et en danse pour vous emmener vers un ailleurs qui vous est personnel. « Si les gens veulent des expériences sacrées, ils les trouveront. S’ils veulent des expériences profanes, ils les trouveront », expliquait Marc Rothko.

Sous le soleil rouge-noir de l’artiste, chacun voit midi à sa porte.

Noir et gris, Giacometti…

Durant les deux dernières années de sa vie, l’artiste a peint la série « Black and Grey » qui montre à quel point il est parvenu à épurer son art.

Ce stade ultime de l’œuvre et de l’expo est confronté à des sculptures d’Alberto Giacometti.

En 1969, l’UNESCO avait commandé à Mark Rothko une peinture monumentale pour son siège parisien qui devait figurer à proximité d’une grande figure du sculpteur suisse que le peintre étatsunien appréciait fort.

Finalement, Rothko a abandonné cette commande. La Fondation Louis-Vuitton a donc surmonté, en partie bien sûr, la frustration née de ce rendez-vous raté en mettant en lumière le double regard porté par ces deux géants de l’art du XXe siècle.

L’effet est émouvant : devant les tableaux de noirs et de gris, créant une ambiance fuligineuse, L’Homme qui marche se met en mouvement. Vers quel destin?

Jean-Noël Cuénod

(1) Le peintre est issu d’une famille juive de Lettonie, alors possession de l’Empire russe, qui a émigré aux Etats-Unis entre 1912 et 1913, Marc étant âgé de 10 ans.

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Vers quel destin? ©JNC_ Beaurecueil-Forge de la Poésie

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