A quoi ça sert la poésie? A rien. C’est pourquoi elle est indispensable. Puisqu’au Printemps, la société médiamercantile autorise une petite fenêtre par an aux gambades des Chevaleresses(1) et Chevaliers de l’Inutile, profitons-en. Au moment où les mots sont souillés par le gras babil des trumpiens, la poésie donne de l’air à celles et ceux qui étouffent en ce très bas monde.
Soumis au Désordre établi, la communication politicienne a vidé la langue de sa substance vitale. Ce sabotage remonte à bien plus loin que les éructations de Donald Trump.
L’Agent Orange a seulement poussé le phénomène vers des extrémités jusqu’alors inexplorées, sauf par George Orwell dans 1984. Il n’a fait que mettre en pratique le système d’inversion systématique: la guerre, c’est la paix. Et réciproquement. La victime, c’est l’agresseur. Et réciproquement. C’est fou ce que le mensonge paraît simple!
Reptiliennes émotions
Depuis laides lurettes, les mots ne veulent plus rien dire. Ne disant plus rien, ils ne suscitent ni débat ni réflexion. Leur succède, un brouillard d’expressions mentales traversé d’éclats de tonnerre destinés à créer des émotions de type reptilien. Le « stupéfiant image » décrit par Régis Debray nous enfume à plein régime.
Pour arrêter de penser comme des pieds, il faut commencer par reprendre en main les mots. Ils ont leur mot à dire, n’est-ce pas?
Une telle ascèse passe avant tout par la poésie. Car avec elle, les mots récupèrent leur puissance et leurs sens. Tous leurs sens.
Quelle que soit la forme adoptée pour versifier – rimes, vers blancs, rimes internes, vers libres – c’est le silence qui d’abord donne le « la ».
La décantation du silence
Ces mots malaxés, dénaturés, tordus, triturés, torturés, il faut les laisser reposer au fond de soi. Une période de décantation s’impose pour qu’ils reprennent forme. Le bruit médiatique est tellement prégnant que l’opération peut durer « un certain temps », pour reprendre la formule militaire du comique de jadis, Fernand Raynaud, à propos du temps de refroidissement des canons!
L’un après l’autre, les mots remontent à votre surface dans leur fraîcheur retrouvée.
Là, maintenant, vous les reconnaissez. Vous pouvez jouer avec eux. Les assembler, les désassembler, les réassembler, faire vibrer les sens divers dont ils sont revêtus, faire tinter leurs ambiguïtés, faire résonner leur complexité. Il s’agit de faire oublier cette fausse simplicité – au service de vrais mensonges – des discours politiques.
Les mots ayant été tellement corrompus par les médiacrates, qu’il ne faut pas hésiter à les mettre cul-par-dessus-tête pour qu’ils retrouvent l’authentique sens de leur marche.
Se réapproprier son imaginaire
La poésie, c’est aussi se réapproprier son imaginaire parasité – quand il n’a pas été supplanté – par celui, factice et mercantile, de la sous-culture dominante étatsunienne.
Lorsque la guerre rôde, la poésie retrouve dans le public cet intérêt jusqu’alors assoupi par les temps faciles.
La première Guerre mondiale a donné naissance au surréalisme et à sa cohorte de poètes majeurs. Au cours de la Seconde, la Royal Air Force a estimé nécessaire d’utiliser un bombardier – appareil pourtant à économiser compte tenu des nombreuses pertes – pour saupoudrer au-dessus de la France le poème de Paul Eluard Liberté. La poésie clandestine a donné aux Français ce « coeur au ventre » qu’elle seule peut offrir (un exemple, ici, La Rose et Le Réséda de Louis Aragon).
Le retour?
Après la Libération, la poésie a continué à irriguer le monde francophone. Et puis, la prospérité revenue ayant assoupi les consciences, la poésie a été reléguée dans ces marges où elle est régulièrement confinée. La société médiamercantile a donc trouvé devant elle un boulevard bien asphalté.
Les nouvelles sont mauvaises. Elles annoncent peut-être le retour de la poésie dans les cœurs.
Jean-Noël Cuénod
1 Chevaleresse, c’est la Dame qui combat, à l’instar de Jeanne d’Arc qui n’était pas la seule en ce cas, contrairement à ce que croit un vain peuple masculin. Chevalière, c’est la femme d’un Chevalier.