La micro-philo du Plouc. «Je suis un salaud. Je suis un saint.»

StAugustinEtLeDiableMichaelPacher

 Je suis un salaud. Je suis un saint. Comme chacun de vous. Salaud, saint, alternativement. Salaud, saint en même temps. Si le regard de l’Histoire s’arrête à un temps T, je suis un salaud. Ou un Saint. Mais s’il s’arrête à un autre moment, je suis alors un saint. Ou un salaud.

Il y a des exceptions, bien sûr. Il y a toujours des exceptions qui ne confirment aucune règle, sinon celle du monde qui se plaît à contredire l’image que nous nous formons de lui. Comment trouver le moindre atome de sainteté chez les Salauds majuscules comme Hitler, Staline, Pol-Pot ? Pourtant, à un moment de leur carrière, des millions d’humains les ont considérés comme des saints. Les films d’actualité de l’époque mettent en scène l’hystérie idolâtre qui montait vers le Führer comme les convulsions d’un orgasme collectif. Et lorsque le Petit Père des Peuples a rendu son dernier souffle, même les locomotives soviétiques s’abîmaient dans les sanglots. Effets de propagande ? Certes, mais la mayonnaise communicatrice ne prend que si elle trouve un écho dans les populations visées.

A contrario, ceux qui ont été dûment répertoriés comme des saints et paraissent exempts de toute souillure seraient peut-être considérés comme des salauds, si le cours de leur vie s’était arrêté au mauvais moment. Si le Saint majuscule, François d’Assise, avait été tué lors des révoltes communales auxquelles il a pris part dans le centre de l’Italie au début du XIIIe siècle, ce jeune spadassin aurait laissé le souvenir d’une tête brûlée, prompte à courir la gueuse et à trucider l’ennemi. Soit tout le contraire de la belle figure pacificatrice qui est vénérée depuis des siècles. En cherchant des poux dans la tonsure des saints, on trouvera toujours quelques parasites douteux.

Il est si facile de devenir un salaud en se prenant pour un saint. J’adhère à un mouvement d’émancipation. Enthousiasmants idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité. Plus je m’investis dans le groupe, plus je dois donner des gages dans l’action concrète qui doit mener au pouvoir. Mais cette conquête ne se mène pas en gants blancs. Elle passe par l’exécution des basses manœuvres. Petites magouilles électoralistes, complots calomniateurs, diffusions de mensonges, pour les situations les plus bénignes.

Mais lorsque les tensions atteignent leur paroxysme, je peux être poussé à tuer. Oh, pour la bonne cause, hein ? C’est toujours pour la bonne cause, voire pour une cause sainte, que l’on massacre ou que l’on torture. «C’était pour éviter un plus grand carnage», dit le salaud qui a saintement torturé. Mais dans toute action humaine, bonne ou mauvaise, le plaisir a toujours sa part. Cette once de plaisir inévitable fait du tortionnaire animé des plus hautes aspirations, un salaud. Irrémédiablement.

Je suis un saint. Je suis un salaud. Le saint risque de s’intégrer dans un engrenage qui fera de lui un salaud. Mais le salaud peut aussi faire l’inverse, à la faveur d’une rupture dans sa vie, comme Saül de Tarse sur le chemin de Damas.

Nous sommes des êtres binaires. Si je n’intègre pas cette réalité dans ma conscience, je passe à côté de moi-même. Et si je ne contemple que mon «être-saint», je risque de perdre ma vigilance intérieure, ce qui permettra à mon «être-salaud» de prendre la direction de ma personnalité et les rênes de mon destin.  Remarquez que l’inverse– je ne contemple que mon « être-salaud » et je me fais avoir par mon « être-saint » – est nettement moins dangereux pour les autres. Mais c’est tout aussi déstabilisant pour moi-même, car je reste le jouet d’une illusion ce qui empêche ma conscience de prendre en main ma vie.

Le besoin que j’éprouve à réunir ce qui est épars en moi m’incite à dépasser le binaire pour atteindre l’unité  supérieure. Mais ce processus de dépassement réclame du temps. Il faut d’abord développer toutes les potentialités du binaire avant d’atteindre le Graal de l’unité supérieure, qu’il faudrait peut-être nommer unicité du fait de son caractère unique, lieu-moment où tout se rejoint. C’est dire si ce n’est pas demain la veille !

En attendant, dans un même souffle : je suis un salaud ; je suis un saint.

Jean-Noël Cuénod

Illustration : Saint Augustin et le Diable, œuvre de Michael Pacher (~1435-1498)

 

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