Genève en Escalade et ses poètes en mémoire

Genève-Escalade-Covid-19

Scène de guérilla urbaine en l’an 1602 (illustration d’Elzingre)

Comme un drap de lit retiré au réveil, la nuit disparaît derrière le Jura et le Vuache. Sous les premiers rayons du soleil qui se hisse au-dessus des Alpes, Genève et sa Rade se déploient, s’étirent, s’ébrouent. C’est toujours la première fois lorsque cet instant rare et quotidien s’offre à la vue du passant encore embué de sommeil. C’est chaque fois, un tremblement de cœur.

On ne quitte jamais Genève. On s’en éloigne parfois lorsque le cours du temps emporte les vies comme le Rhône charrie les souvenirs. A la Brasserie Hollandaise, la silhouette de Georges Haldas se penche vers la feuille de papier hâtivement couverte de mots qui deviendront des livres comme des chenilles se préparant à renaître papillons. Elle est même plus que penchée, la silhouette. Carrément collée à la table, avec ses lunettes aux verres en cul de bouteille, comme s’il s’agissait de ne pas laisser s’échapper une phrase débarquée sans crier gare des tréfonds de l’écrivain.

Une serveuse pousse vers Georges Haldas un ballon de rouge en le glissant très discrètement sur le marbre de la table. Et s’envole aussitôt vers le comptoir. Le nœud blanc de son tablier est un autre papillon. Tout s’accomplit dans un silence inouï dans une Brasserie. Que voulez-vous, on ne dérange pas un homme en état de poésie.

 Le dernier tram 12

Dans le tram 12, c’est l’image d’un autre poète qui apparaît sur l’inconfortable plateforme centrale qui se meut en fonction du caprice des rails, transformant les voyageurs en danseurs mondains.

Cheveux coupés façon empereur romain, Charles Mouchet, me fait un signe de la main, léger et impératif… Mon vieux prof, celui qui a ouvert tant de regards à la poésie. «J’ai lu ton papier dans la Julie[1] … Pas mal, pas mal. Mais tu écris toujours vraiment, je veux dire, de la poésie ?». Ce sera la dernière fois que je verrai ce regard qui portait déjà au-delà de la crête jurassienne. Je l’emporte avec moi comme un viatique.

Absorbé par l’océan et le soleil

Un front dégarni, décoré de quelques mèches vibrant à la bise, est la première image qui surgit lorsque Jean-Claude Mayor s’extirpe de sa vieille coccinelle. Ecrivain, poète lui aussi. Et le meilleur des localiers de la Julie. Celui qui transforme en épopée la chute d’une feuille de platane sur un trottoir mouillé par novembre. C’était l’époque où les journaux avaient encore, et du temps et de l’espace. Où les poètes du quotidien gardaient toute leur place, la première.

Un matin, Jean-Claude Mayor est parti nager sur une côte africaine et a disparu à jamais, absorbé par l’océan et le soleil. Il nage encore, j’en suis sûr, dans les bras de notre Mer à tous.

Le vieil enfant

Assis dans le bus qui mène à Vésenaz, un homme replet au visage que ses petites lunettes rondes rendent encore plus lunaire semble parler tout seul. Mais Claude Aubert ne soliloque pas, il vit sa poésie. Ses yeux de vieil enfant s’émerveillent et ses lèvres traduisent les émotions toujours premières. Puis, sorti d’un imper froissé, un petit carnet à spirale, est vite garni de pattes de mouche. L’ado assis juste derrière lui est fasciné par le spectacle de la poésie en action. Les autres voyageurs détournent les yeux d’un air gêné.

Vous voilà donc apparus à l’horizon de ma mémoire, défunts poètes de cette Ville-République, insupportable capitale mondiale à la dimension d’un village mais superbe par cette soif d’indépendance et de liberté qui n’ont jamais été étanchées au fil des siècles. Aussi peu suisse que française, tout en étant l’un et l’autre, à son corps défendant.

En ce moment où, contre vents, marées et Covid-19, Genève célèbre la Fête de l’Escalade[2] sans moi, vous restez présents, poètes de mon pays. Comment vous oublierais-je ? Le Rhône oublie-t-il son lit ?

Jean-Noël Cuénod

[1] Sobriquet donné par les Genevois à la Tribune de Genève

[2] Pour les non-Genevois : commémoration festive de la victoire des citoyens genevois contre les troupes du Duc de Savoie dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602.

3 réflexions sur « Genève en Escalade et ses poètes en mémoire »

  1. Bonsoir Jean Noël
    Merci pour ton magnifique texte et les belles illustrations.
    Nous n’avons pas pu nous joindre à la ronde du picoulet devant la cathédrale St Pierre, ni assister au cortège aux flambeaux. Fifres, tambours, résonnez en nos cœurs jusqu’à l’heure où nous danserons à nouveau dans les ruelles anciennes, austères de la vieille ville de Genève ,
    Ah la belle Escalade..Savoyards gare gare

  2. Beau moment de lecture, beaux moments de rencontres…! Je t’envoie par courriel l’enregistrement que je fis de Georges Haldas dans la Brasserie Hollandaise (tu me rappelles le nom que j’avais perdu), dans les années 90. Tu le décris si bien que je revis ce moment dans toute son intense sobriété
    Merci
    Marc

  3. Précision, après recherche: J’ai enregistré Haldas lors de ma ‘tournée Suisse », le mercredi 30 octobre 1991 au café Chez Saïd, 7 Bd des Philosophes, à Genève. Le matin, ce fut Jean-Marc Lovay, en compagnie d’Isabelle Ruff à la Radio Suisse-Romande , le soir, Monique Laederach chez elle…

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