ARTS – « De Rembrandt à Van Gogh » le voyage immobile

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« Hôpital à Saint-Rémy. Vincent Van Gogh ©Hammer Museum

L’humain est un marcheur impénitent. Pourquoi ce coup de tête qui l’a poussé à quitter son berceau africain pour courir le monde? L’art est l’une de ses rares activités qui lui permet de voyager à la fois dans l’espace et le temps en restant immobile, comme en témoigne actuellement l’exposition de la Collection Armand-Hammer à la Fondation Pierre-Gianadda.

Immobile, c’est vite dit! Car pour voyager sans bouger, il faut tout de même se déplacer à Martigny (pour celles et ceux qui l’ignoreraient encore, cette ville se situe dans le canton suisse du Valais, sous la sainte garde du Grand Saint-Bernard).

Oasis d’art et de verdure dans ce monde où le bourrin à priorité absolue, Gianadda offre à la contemplation du regardeur une quarantaine de tableaux issus du Hammer Museum de Los Angeles qui porte le nom du grand collectionneur Armand Hammer. Nombre de chefs d’œuvre exposés à Martigny ont traversé l’Atlantique pour la première fois.

Les deux pôles du voyage immobile

A première vue, le titre de l’expo « De Rembrandt à Van Gogh » semble réducteur de par la présence importante de la peinture française du XVIIIe et surtout du XIXe siècle. Cela dit, les deux génies néerlandais apparaissent comme les deux pôles du voyage immobile.

Voyage dans le temps avec Rembrandt dont les deux tableaux exposés illustrent l’évolution du génie néerlandais. A voir sur place car les reproductions ne sauraient en donner une image convaincante. C’est vrai pour toutes les œuvres mais ce l’est encore plus avec Rembrandt.

Dans son « Portrait d’un homme tenant un chapeau noir », c’est la veste du modèle qui occupe en premier le regard. Milles nuances de la lumière s’insinuent dans les plis du taffetas et du galon de brocart, juste sous le col blanc en dentelles. Voyage de la vision vers la sensation du toucher.

Le visage du modèle – un homme sympathique, jeune encore, et manifestement bien né – apparaît en second plan par rapport au vêtement.

Tout le contraire avec le second tableau de Rembrandt exposé, « Junon ». Même riches, les parures font piètre figure devant celle de la déesse.

Certes bien en chair, la déesse! Mais le peintre utilise cette apparence de matrone néerlandaise, bien campée dans son rôle social et son époque, pour la sublimer en faisant irradier de son visage et du haut de sa poitrine, la lumière qui vient d’une source supérieure. Matière et esprit entremêlés. La « Junon » de Rembrandt symbolise la puissance maternante et la lumière apaisante et pénétrante qui en émane.

Epouse de Jupiter, elle apporte la lumière et favorise les naissances. Mois de la lumière renaissante et des amours fécondes, juin est tiré de son nom.

« Portrait d’un homme tenant un chapeau noir » a été créé entre 1639 et 1640 et « Junon », entre 1662 et 1665. Ce laps d’une vingtaine d’années illustre l’évolution du peintre, de la primauté de la matière vers la suprématie de l’esprit.

Le geste auguste du semeur

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« Semeur à la périphérie d’Arles ». Vincent Van Gogh ©Hammer Museum

Les deux tableaux de Van Gogh ont été peints à la même époque, 1888-1889, donc peu avant son décès le 29 juillet 1890. Ils témoignent, eux aussi, de l’intrication matière-esprit. Avec un voyage vers le futur pour ce « semeur en périphérie d’Arles ». L’homme occupe une place centrale et sème « de son geste auguste » (1) un champ aux nuances de bleu alors que le ciel est d’un jaune menaçant.

Menaçant comme la ville qui, en arrière-plan, s’avance comme ce progrès que l’on n’arrête pas. Aujourd’hui, quel quartier d’Arles a-t-il poussé sur ce champ baigné de bleu?

L’autre œuvre de Vincent Van Gogh, « L’hôpital à Saint-Rémy », célèbre avec une allégresse dérangeante comme la folie, les pins qui s’élancent en dansant vers le ciel lui aussi en mouvement. En bas, le bâtiment de l’hôpital fait contraste par sa rectangulaire immobilité. Trois personnages minuscules portent témoignage du peu de chose que nous sommes.

Le regard de celles qui en ont trop vu

Autres voyages dans cette exposition consacrée à la collection Armand Hammer. Par exemple, celui qui conduit vers les bordels du Paris de la Belle Epoque avec Toulouse-Lautrec comme guide inévitable.

Dans son « Salon de la rue des Moulins », tendu de rouge, deux prostituées rousses portent, vers un point situé hors du tableau, le regard blasé et acéré de celles qui en ont trop vu. Aux commissures de leurs lèvres, un frémissement narquois à peine esquissé.

La célébrité de Daumier comme caricaturiste du Paris louis-philippard, notamment de ses gens de justice, traverse les siècles. Nombre de cabinets d’avocats en témoignent, de même que les trente-six petits bustes en terre crue exposés à Martigny; ils représentent des personnalités de jadis que Daumier a exhumées de la fosse commune de nos mémoires oublieuses.

Honoré Daumier peintre

Mais cette renommée persistante occulte l’œuvre peint d’Honoré Daumier. La collection Armand Hammer répare  l’injustice en présentant cinq de ses peintures à l’huile. Alors que, caricature oblige, l’artiste a le trait clair et précis dans ses dessins, lorsqu’il peint, Daumier préfère le flou et les contours estompés.

Il évoque ainsi l’essentiel, fuyant l’anecdote. Son Don Quichotte et sa Rossinante vont se fondre dans le soleil. Sancho Pança et son âne Rucio figurent au premier plan mais enveloppés par l’ombre de la nuit qui se dessine. L’un et l’autre semblent accablés par la folie de Don Quichotte, tout en continuant à le suivre vaille que vaille.

Le trouble du regardeur

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« La loge de théâtre ». Edgard Degas ©Hammer Museum

Figurant elle aussi dans l’ombre au premier plan, la spectatrice du pastel d’Edgar Degas, « La loge de théâtre », est aussi massive que sont élancées les danseuses, cibles de son admiration.

Sensation troublante, voire malaisante, du regardeur provoquée par l’absence de plan intermédiaire entre la spectatrice, masse d’ombre, et les danseuses dont les mouvements sont éclairés par les feux de la rampe.

Vous pourrez poursuivre votre voyage avec le Titien, Rubens, Watteau, Chardin, Fragonard, Goya, le peintre étatsunien Gilbert Stuart, Géricault, Corot, Millet, Albert Stevens (artiste belge qui a portraituré une Sarah Bernard, sûre d’elle-même et de sa gloire), Eugène Boudin, Gustave Moreau, Pissaro, Manet, Fantin-Latour, Cézanne, Sisley, Monet, Renoir, Thomas Eakins (peintre étatsunien auteur du portrait d’un cardinal italien au regard à la rêveuse austérité), Gauguin, Henri-Edmond Cross, Bonnard, Emile Bernard, Vuillard.

Malgré la diversité des œuvres choisies par Armand Hammer, l’unité se dégage: l’humain qui marche, pieds sur la terre et tête dans les étoiles.

Jean-Noël Cuénod

1 « Pendant que, déployant ses voiles / L’ombre, où se mêle une rumeur / Semble élargir jusqu’aux étoiles / Le geste auguste du semeur ». Ces vers de Victor Hugo, extraits de Saison des semailles. Le soir s’accordent parfaitement avec la toile de Van Gogh.

L’exposition se déroule actuellement jusqu’au 2 décembre de cette année à la Fondation Pierre-Gianadda, 59, rue du Forum, CH-1920 Martigny. Elle est ouverte tous les jours de 9h à 18h. Téléphone: +41 (0)27 722 39 78. Adresse courriel: info@gianadda.ch.

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