Soutenues par près de deux millions de pétitionnaires, quatre associations menacent de traîner l’Etat français en justice pour son «inaction» dans la lutte contre le réchauffement climatique. Interview de l’une des initiatrices de cette campagne, Marie Toussaint.
Après le mouvement inédit des Gilets Jaunes, qui est loin d’être terminé, voici maintenant le foudroyant succès d’une campagne française pour la justice climatique, intitulée «L’affaire du Siècle». Elle est soutenue par une pétition qui a récolté près de deux millions de signatures depuis le 18 décembre dernier.
Cette pétition appuie l’action en justice lancée par quatre organisations – la Fondation pour la nature et l’homme de Nicolas Hulot, Oxfam France, Greenpeace France et Notre Affaire à Tous – qui dénoncent l’ «inaction» de l’Etat français en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Elles saisissent le Tribunal administratif de Paris pour que la justice contraigne la France – sous astreinte de 100 000 euros par jour – à respecter ses engagements en la matière. C’est une première en France. Mais le recours à genre de procédures devient de plus en plus fréquent dans le monde (lire ci-dessous).
La Génération Climat donne donc de la voix. Ecoutons-la par le truchement de Marie Toussaint, présidente de l’une des associations à l’initiative de cette action, Notre Affaire à Tous, et juriste en droit international de l’environnement.
– Pensez-vous que la justice soit vraiment le bon terrain pour livrer cette bataille?
– Dans d’autres pays, le juge a décidé de contraindre les politiques. Le juge français a d’ailleurs déjà reconnu les carences de l’Etat dans plusieurs cas de santé et d’environnement, notamment l’amiante, le sang contaminé, la pollution des sols… Nous mobilisons la force du droit pour sauver le climat. Nous agissons par tous les moyens nécessaires car la situation est grave. Et le fait de rendre les gouvernements responsables juridiquement de leurs actes en matière d’action climatique est un nouveau levier, de plus en plus décisif, à la disposition des citoyens. Derrière l’action juridique – qui peut paraître impérieuse – je considère qu’il s’agit surtout d’une volonté d’idéal, une aspiration à autre chose qu’un monde funeste écrit à l’avance. La France est le pays où sont nés les droits humains. Si elle veut respecter cet héritage, elle doit tenir compte de la dégradation de l’environnement. Aujourd’hui, le texte de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 intégrerait la protection face aux dérèglements climatiques!
– En quelques jours, votre action a été soutenue par près de deux millions de pétitionnaires, comment allez-vous capitaliser ce succès populaire en terme politique, voire électoral?
– Le succès de la pétition laffairedusiecle.net révèle une aspiration civique. C’est une réappropriation démocratique. Cette vague sans précédent sonne la fin des grands discours sans engagement concrets. Citoyennes et citoyens attendent désormais des actes. Ce que j’appelle la Génération Climat a décidé de prendre pleinement son destin en main. La responsabilité de nos associations, c’est d’abord de mener à bien la démarche juridique engagée et d’obtenir des actes concrets pour protéger le climat. Nous sommes pleinement conscients de notre responsabilité; elle s’inscrit à plus long terme que les futures échéances électorales.
– Le mouvement des Gilets Jaunes a commencé par le rejet de la taxe frappant le carburant, c’est-à-dire contre une mesure favorable à l’écologie. Entre votre action et celle des Gilets Jaunes, pensez-vous qu’il peut y avoir convergence ou la divergence prévaudra-t-elle?
– La taxe carbone a été le détonateur d’une mobilisation ayant pour cibles principales l’injustice sociale et fiscale. Des cibles qui sont également les nôtres. Ce que nous avons pu retenir des discours des Gilets Jaunes, c’est qu’ils étaient également sensibilisés et préoccupés, parfois au premier plan, par la question de la dégradation de l’environnement.
Il serait terriblement simpliste et réducteur d’opposer fin du mois et fin du monde.
L’injustice sociale nourrit la dégradation de l’environnement, les plus riches détruisent la planète : 10% de l’humanité émet 50% des émissions de gaz à effet de serre et seulement vingt-cinq firmes et leurs filiales sont responsables de 71% des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988. Le réchauffement climatique accroît les inégalités et les injustices. Nos terroirs disparaissent; les plus pauvres souffrent en premier des pollutions; ils habitent, par exemple, les zones inondables. Combattre pour la justice sociale, c’est aussi œuvrer en faveur de la justice climatique; c’est ce que portent nombre de gilets jaunes.
900 procès climatiques dans le monde
L’ONU recense environ 900 procès climatiques actuellement en cours d’examen par les tribunaux de plusieurs pays. En voici quelques-uns.
– Etats-Unis. Vingt-et-un jeunes Américains de l’association Our Children’s Trust ont saisi la Cour Suprême contre l’ «inaction climatique» de l’Administration Trump. La procédure est suspendue.
– Allemagne. En 2015, un paysan péruvien accuse RWE, entrepreneur allemand en énergie carbonée, de contribuer à faire fondre les glaciers andins, provoquant des risques d’inondation dans les villages de sa région. La Cour d’appel d’Ham en Allemagne a accepté d’examiner sa demande. La décision n’est pas encore prise.
– Pays-Bas. Le 9 octobre dernier, sur requête de la Fondation Urgenda, la Cour d’appel de La Haye a sommé le gouvernement néerlandais de réduire de 25% les émissions de gaz carbonique dans ce pays. Autre procès climatique: onze mille coplaignants ont récemment exigé que le pétrolier néerlandais change de stratégie et se réoriente vers les énergies renouvelables. La procédure est en cours.
– Belgique. L’association L’Affaire Climat a réuni, en date du 9 janvier 2019 (les inscriptions se poursuivent), 54.426 codemandeurs afin de saisir la justice belge pour qu’elle impose le respect des engagements pris en faveur du climat aux quatre autorités compétentes du Royaume, à savoir les Régions Bruxelles-Capitale, wallone, flamande et l’Etat fédéral. Cette procédure a été lancée en 2014 mais elle a été ralentie notamment pour une question relative à la langue dans laquelle l’action en justice devait être menée. C’est finalement le français qui a été choisi. Les plaidoiries se dérouleront à l’automne 2020.
– Pakistan. En janvier 2018, un tribunal de Lahore a imposé au gouvernement la création d’un institut pour observer la mise en œuvre des politiques climatiques, à la suite d’un recours déposé par un agriculteur.
Article paru le 5 janvier 2019 dans la Tribune de Genève et 24 Heures et légèrement enrichi.
Jean-Noël Cuénod