Mitterrand, il y a 40 ans : la victoire en déchantant

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Une aube rose se lève en France sur l’été 1981 ©JNC

Une marée rose balaie la France, ce dimanche 21 juin 1981. Après la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle, 42 jours auparavant, la gauche déferle sur l’Assemblée nationale et les communistes entrent au gouvernement. Ce sera pour eux le chant du cygne rouge et pour la gauche qui exulte, le début de la fin d’un certain socialisme étatique. La victoire en déchantant.

Pour les Français, 1981 sera l’année du « double effet Kiss Cool ». Voire, triple !

Premier choc : François Mitterrand est élu président de la République avec 51,76% des suffrages exprimés. Le patron du Parti socialiste ­– abonné à l’opposition depuis l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir en 1958 – chasse de l’Elysée Valéry Giscard d’Estaing, centriste et libéral.

Pendant la semaine qui suit ce résultat, c’est la ruée des coffres forts vers la Suisse dont le franc grimpe jusqu’à dépasser la Pointe Dufour et à contempler de haut le Mont-Blanc. Le contrôle des changes est aussitôt rétabli sans parvenir à enrayer l’hémorragie. La Bourse de Paris chute de 17% en cinq jours et les cotations doivent être suspendues.

Pendant ce temps, François Mitterrand organise son intronisation qui ne fera pas dans l’humilité républicaine : discours en grandes pompes à l’Hôtel-de-Ville de Paris le 21 mai – clin d’œil symbolique à de Gaulle qui y prononça à la Libération son allocution historique (Paris outragé, Paris martyrisé mais Paris libéré…) – et cérémonie au Panthéon de remise des roses sur les tombeaux des Grands Hommes réglée à la télévision par Serge Moati.

Deuxième effet « Kiss Cool »

Malgré la panique boursière, nombre de grands patrons de l’économie espèrent encore qu’à la suite de l’élection de Mitterrand, les Français « vont se ressaisir » et que mus par la peur de l’inconnu, les électeurs refuseront de lui offrir les moyens législatifs pour agir. En effet, le nouveau président a dissous l’Assemblée nationale, invitant ainsi les électeurs à renouveler la principale chambre du parlement.

Intervient alors le deuxième « effet Kiss Cool ». Le Parti socialiste emporte ces élections en raflant 266 sièges sur 491 et obtient, à lui seul, la majorité absolue. La droite, formée de libéraux giscardiens et de gaullistes, perd ce pouvoir qu’elle détient depuis 23 ans… Une génération ! La plus longue série de toute l’Histoire des cinq Républiques françaises.

Et le troisième…

Pierre Mauroy est reconduit au poste de premier ministre. La composition de son nouveau gouvernement provoque un troisième « effet Kiss Cool » : quatre ministres communistes entrent au gouvernement pour la première fois depuis mai 1947[1]. Il s’agit de Charles Fiterman (ministre d’Etat chargé des Transports), Anicet Le Pors (secrétaire d’Etat à la Fonction publique et à la Réforme administrative), Jack Ralite (ministre de la Santé) et Marcel Rigout (ministre de la Formation professionnelle). Pourtant, François Mitterrand dispose de tellement de sièges à l’Assemblée nationale qu’il n’a pas besoin de l’apport des 44 députés du PCF[2]. Mais le président veut encore faire vivre la fiction du Programme Commun – laborieusement élaboré par les socialistes, communistes et radicaux de gauche – pour ne pas troubler sa base électorale.

Cette présence au sein d’un gouvernement occidental de personnalités issues d’un parti lié à l’Union Soviétique inquiète le président des Etats-Unis, Ronald Reagan, qui conduit avec Léonid Brejnev, patron de l’URSS, un bras de fer qui tient le monde en haleine.

La présidence états-unienne craint que l’exemple de la France ne fasse tache d’huile, surtout en Italie où le Parti communiste est encore plus influent que le PC français. Autres motifs d’inquiétude : la possibilité d’un coup d’Etat mené par les communistes et la transmission à l’Union soviétique de secrets militaires.

Amadouer Reagan

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Mitterrand vient d’abattre son atout-maître devant un Reagan ébahi lors du Sommet d’Ottawa en juillet 1981.

Afin de savoir quelle sauce pimentée François Mitterrand mijote avec ses ministres rouges, Reagan délègue son vice-président Georges H.G. Bush[3] qui, en tant qu’ancien directeur de la CIA, connaît la musique du Renseignement. Le vice-président arrive le jour même, 24 juin 1981, où le gouvernement Mauroy II tient son premier conseil à l’Elysée.

Selon le livre Verbatim de Jacques Attali, alors proche conseiller de Mitterrand, les huissiers font entrer Georges H. G. Bush au palais présidentiel par l’avenue Gabriel, située à l’opposé de l’entrée principale, afin de lui éviter de tomber nez-à-nez avec le quatuor des ministres moscoutaires qui, eux, sortent de l’Elysée à l’issue de leur premier Conseil des ministres.

Lors de cette rencontre, François Mitterrand explique à Bush senior sa stratégie vis-à-vis du PCF. S’il a nommé des ministres communistes, c’est pour mieux les contraindre à la solidarité gouvernementale et à leur faire avaliser une politique qui est loin de servir la cause de l’Union Soviétique. Le but est d’étouffer le Parti communiste dans les ors du pouvoir. George H.G. Bush sort rasséréné de cet entretien.

Si le président français s’est efforcé de se montrer convaincant, il n’a toutefois pas déployé tout son jeu. Il garde dans sa manche un atout de taille qu’il réserve pour une rencontre directe avec son homologue d’outre-Atlantique.

De retour à Washington, le vice-président dresse à l’intention de Ronald Reagan un constat plutôt rassurant sur les intentions de François Mitterrand à l’endroit, voire à l’encontre, des communistes qui n’ont obtenu que des postes ministériels de second plan.

Mais le président des Etats-Unis n’est pas encore tout à fait rassuré. Certes, le quatuor rouge n’a eu droit qu’à des ministères techniques. Néanmoins, l’un d’entre eux, présente un danger potentiel : le communiste Charles Fiterman qui, en tant que ministre des Transports, peut avoir accès à des documents de l’OTAN[4], cas de figure que l’Alliance Atlantique interdit formellement. De plus, en tant que numéro 2 du PCF[5], Fiterman a noué des rapports fréquents avec les Soviétiques.

Un atout-maître nommé « Farewell »

Les doutes états-uniens sur la position de la France vis-à-vis de l’URSS seront balayés lors d’une rencontre entre Mitterrand et Reagan en marge du G7 qui se déroule à Ottawa les 20 et 21 juillet 1981. A cette occasion, le président socialiste abat son atout-maître nommé « Farewell ». C’est le nom de code du transfuge soviétique qui a amené à la France, puis à l’Occident le plus de renseignements sur les forces soviétiques, en nombre et en qualité. François Mitterrand offre donc aux Etats-Unis « Farewell » sur un plateau. Ronald Reagan manque tomber de son fauteuil et se serait exclamé : « C’est le plus gros poisson de ce genre depuis 1945 ». Pour lui, la cause est entendue : la France reste un allié fiable.

Le début de la fin pour l’URSS

Ingénieur et officier du KGB, Vladimir Vetrov[6], alias « Farewell », fut en poste à Paris avant d’être rappelé à Moscou où il a travaillé au cœur du complexe militaro-industriel de son pays. Ecœuré par le système soviétique, l’espion a la fibre francophile, aussi est-ce avec le contre-espionnage français, la DST, qu’il collabore. Gratuitement.

Selon le site d’Altéo-Conseil, la DST a récolté par l’entremise de Vetrov « 3 000 documents, preuves du pillage technologique de l’Ouest » ; de plus, grâce à ses renseignements, « 141 officiers soviétiques ont été expulsés de vingt-cinq pays, dont quarante-sept de France ».

Mitterrand permet ainsi à Reagan de toucher le jackpot. Il connaît désormais l’étendue du savoir soviétique sur les forces des Etats-Unis mais prend aussi conscience du retard de l’URSS en matière d’armement et de sa situation économique bien plus catastrophique qu’il ne l’espérait. Au poker mondial, le président Etats-Unis est en mesure de consulter les principales cartes de son adversaire numéro 1. Cette manne française a donc tenu un rôle essentiel – et trop mal connu ailleurs – dans la chute de l’Empire soviétique. (On peut lire ici l’enquête du Point sur l’affaire « Farewell ».)

Premiers signes d’essoufflement

Sur le front intérieur, en revanche, la situation du gouvernement socialiste se révèle moins rose. Juste après son élection, le nouveau président avait profité de l’état de grâce pour prendre une série de décisions applaudies par son électorat : hausse de 10% du minimum salarial, de 25% des allocations familiales et de logement, de 20% du minimum vieillesse, semaine de travail de 39 heures et cinq semaines de congés payés par an, sans oublier la retraite à 60 ans et la création de 55 000 emplois publics pour tenter de résorber un chômage qui, déjà, prend des proportions inquiétantes. Il faut encore ajouter à cet actif la suppression de la peine de mort.

La mésentente avec Michel Rocard

En outre, le gouvernement Mauroy, sous l’impulsion de François Mitterrand, a nationalisé les banques et de nombreux secteurs industriels. Ces nationalisations ont coûté 43 milliards de francs français (soit 6, 55 milliards d’euros ou 7,11 de francs suisses) au Trésor Public.

Au grand dam de Michel Rocard, alors ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, qui aurait préféré que l’Etat prennent une courte majorité dans l’actionnariat plutôt que de lancer une campagne massive de nationalisations. Mais Rocard, qui est le principal rival de Mitterrand au sein du Parti socialiste, ne risque pas d’avoir l’oreille du président. Les deux hommes se détestent. Lorsque le chef de l’Etat nommera plus tard Michel Rocard premier ministre (entre 1988 et 1991), on parlera plus d’une cohabitation entre adversaires que d’une coopération entre camarades de Parti.

De culture protestante réformée, Rocard est l’incarnation de la « Deuxième gauche » qui, pour faire avancer la cause socialiste, table plus sur le débat social décentralisé et la promotion de l’autogestion que sur la bureaucratie étatiste et l’autorité centralisatrice. Eternel débat entre Girondins et Jacobins, sous de modernes oripeaux.

Mitterrand vient d’un tout autre horizon. Fils de vinaigriers de Jarnac, près de Cognac, en Charente, il est élevé dans un milieu très conservateur. Les vinaigriers catholiques, même issus de la bonne bourgeoisie, sont tenus en petite estime par les protestants, très actifs dans le domaine du Cognac. Cognac et vinaigre ne font certainement pas bon ménage, chacun en conviendra. Surtout à Jarnac. Le jeune Mitterrand en conservera une rogne certaine contre les parpaillots dont l’intellectuel citadin Rocard est l’incarnation.

Pour Mitterrand, force doit rester à l’Etat et à son autorité. Il se méfie de toutes ces nouvelles idées qui traversent alors la gauche, lui qui qualifiait de « Zozos » les gauchistes de Mai 68 dont Michel Rocard était proche.

Ile socialiste dans une mer néolibérale

Pour les socialistes au pouvoir, l’addition devient de plus en plus salée. La politique sociale généreuse, le coût des nationalisations, la fuite des capitaux, notamment vers la Suisse, les plans de relance dépensiers mais sans effet sur le chômage pèsent très rapidement sur le gouvernement Mauroy. Qui dévalue le franc français le 4 octobre 1981 déjà. Ce même cabinet devra se résoudre à prendre semblable décision le 12 mars 1982, puis le 21 mars 1983. Aubaine pour les frontaliers français qui travaillent en Suisse et pour les Genevois qui vont massivement se ravitailler dans les supermarchés d’outre-Foron.

La politique sociale et économique des deux premières années des présidences Mitterrand se solde donc par un échec.

Il faut dire que Mitterrand et son PS ont été élus à contre-courant de la tendance générale. Dans les autres pays, le temps n’est plus à la social-démocratie mais au néolibéralisme et au remplacement du capitalisme industriel par le capitalisme financier qu’incarnent la première ministre britannique Margaret Thatcher (élue en 1979) et Ronald Reagan (installé en janvier 1981). En Allemagne, le démocrate-chrétien Helmut Kohl prendra un virage de même nature dès 1982.

Le biotope géopolitique de l’époque n’est donc pas favorable à la France de Mitterrand. Elle est d’autant plus solitaire que depuis la présidence de Giscard d’Estaing elle tend à se défaire de ses secteurs industriels, devenus obsolètes, sans avoir su les remplacer par d’autres agents économiques, un boulet que l’Hexagone traîne encore aujourd’hui.

Le tournant de la rigueur

Le 21 mars 1983, sur l’impulsion de François Mitterrand, le gouvernement annonce « le tournant de la rigueur ». Terminées, la générosité sociale et les dépenses publiques. Entre quitter le Système monétaire européen ou y rester, le président socialiste ­– très attaché à l’idée européenne et au tandem avec l’Allemagne fédérale – a choisi la seconde partie de l’alternative avec toutes ses conséquences : mise en place de l’austérité budgétaire, freinage de l’inflation. La France se met à l’heure allemande et le Parti socialiste se convertit à l’économie de marché.

Suite logique bien qu’un peu tardive : le 19 juillet 1984, les communistes quittent le gouvernement désormais dirigé par le jeune socialiste Laurent Fabius (aujourd’hui président du Conseil constitutionnel). Pour le PCF, c’est la chute libre dans le déclin. L’un après l’autre, il perd ses fiefs. Le dernier, le Val-de-Marne près de Paris, vient de tomber aux récentes élections départementales.

François Mitterrand restera dans l’Histoire comme le président qui a siégé le plus longtemps à l’Elysée … Quatorze ans ! Un comble pour celui qui n’avait pas de mots assez durs contre la Ve République lorsqu’il était dans l’opposition. Toutefois, contraint à deux cohabitations avec la droite, il n’aura pu que tenter d’impulser une politique vaguement sociale-libérale, après l’échec de la sienne entre 1981 et 1983.

Ainsi, la victoire d’il y a 40 ans, tant célébrée par la gauche, aura sonné la fin d’un socialisme étatique, le déclin définitif du Parti communiste français et l’amorce de l’effondrement de l’empire soviétique.

Jean-Noël Cuénod

Cet article a été publié vendredi 16 juillet par l’hebdomadaire numérique suisse romand BON POUR LA TÊTE – MÉDIA INDOCILE https://bonpourlatete.com/

[1] Figurant à des postes souvent importants depuis la Libération, les ministres communistes sont chassés du gouvernement français en raison de la Guerre Froide qui commence.

[2] Parti communiste français.

[3] Il sera président des Etats-Unis de 1989 à 1993 et son fils, Georges W., occupera la Maison Blanche de 2001 à 2009.

[4] La France du général de Gaulle avait quitté en 1966 le commandement unifié de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord le jugeant trop inféodé aux seuls intérêts états-uniens. Toutefois, Paris était resté membre de l’Alliance Atlantique et avait signé plusieurs accords de coopération militaire avec les forces de l’OTAN. La France réintégrera le commandement unifié en 2009 sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

[5] C’est Georges Marchais qui le dirige à l’époque ; Le Canard Enchaîné ne l’a pas encore surnommé « Chevalier Dudéclin »

[6] Alors qu’il purge une peine de 12 ans de prison pour meurtre, Vladimir Vetrov est démasqué par le KGB. Condamné à mort pour haute trahison, « Farewell » sera exécuté le 23 janvier 1985 à la prison de Lefortovo à Moscou.

2 réflexions sur « Mitterrand, il y a 40 ans : la victoire en déchantant »

  1. Cher Jean-Noël !
    Merci pour la photo de ces  » vagues roses  » que j’ai reconnues comme étant celles de ma vieille maison familiale, adossées au mur d’un ancien four à bois !
    Merci pour le reste .

    Bel été à tous.
    Michel R

    • La honte rosit mon front très cher Michel. Lors de la prochaine Niouze Létaire, je rectifierai cette lamentable erreur. J’avais fait une photo semblable sur mes propres rosiers. D’où la confusion. Mais la tienne est bien meilleure.JNC

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