Islam et laïcité, l’insoluble solubilité ?

Laicité

Supputer, soupeser, scruter, apprécier, évaluer le degré de solubilité de l’islam dans la laïcité est un exercice qui revient périodiquement sur la scène médiatique. Une sorte de « marronnier » socio-théologique. Répondant à un article de Pierre Kunz, Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève, a remis une pleine louche sur cette solubilité qui semble décidément insoluble, dans une « opinion » que Le Temps a fait paraître samedi 27 janvier dernier. Parmi les points forts de la prise de position de M. Ramadan (dont voici l’hypertexte), citons ce passage : « La grande civilisation de l’islam, dans son essence même, n’est doctrinalement pas soluble dans la laïcité. » (Photo JNC)

Relevons tout d’abord que d’autres religions que l’islam peuvent éprouver, à divers degrés, des difficultés à faire coïncider leur doctrine, au sens strict de ce terme, avec les lois civiles. Ainsi, concernant le catholicisme romain, l’encyclique de Jean Paul II Evangelium Vitae de 1995 prescrit à son point 74 :

Les chrétiens, de même que tous les hommes de bonne volonté, sont appelés, en vertu d’un grave devoir de conscience, à ne pas apporter leur collaboration formelle aux pratiques qui, bien qu’admises par la législation civile, sont en opposition avec la Loi de Dieu (…) Cette coopération ne peut jamais être justifiée en invoquant le respect de la liberté d’autrui, ni en prenant appui sur le fait que la loi civile la prévoit et la requiert (…)

Cette encyclique visait notamment l’avortement. Elle n’empêche nullement les catholiques de respecter les lois civiles et les principes de la laïcité là où elle figure dans les textes.

Infidèles reflets

Le croyant, quelle que soit son appartenance, est induit à placer la Loi de Dieu, créateur des êtres et des choses, avant celle des humains, ses créatures. Pour lui, l’un est forcément au-dessus de l’autre. Toutefois, il se heurte à cette impasse : qu’est-ce que la Loi de Dieu ? Figure-t-elle dans la Bible ? Parole directe de Dieu transcrite telle quelle dans la Torah par Moïse ? Mais entre l’inspiration divine et ce que les humains, même les prophètes, en font, il y a un fossé plus large que la Mer Rouge. La Bible serait plutôt paroles d’humains qui traduisent les inspirations divines qu’ils ont reçues, infidèles reflets d’une vérité qui les dépasse. Le Christ, fils de Dieu, n’a pas écrit les Evangiles, ce sont ses apôtres qui s’en sont chargés. Dès lors, le truchement humain, de par son imperfection originelle, ne saurait transmettre la Loi de Dieu dans sa pureté et en toute sûreté.

Les maximes de la Bible doivent donc être examinées dans le contexte historique où elles sont apparues ; de même, il convient d’en interpréter les multiples symboles afin d’en saisir l’esprit. Elle est l’une des principales sources de la morale dans notre culture ; elle est le support aux méditations et à l’étude ; elle est sujette à interprétations diverses voire opposées ; elle n’est point un code régissant l’existence humaine dans tous ses détails.

Après bien des siècles de guerres et d’affrontements religieux, nos contrées l’ont finalement compris : c’est aux humains de se prendre en main pour vivre ensemble avec le moins de dysharmonie possible et d’élaborer les lois nécessaires à l’instauration de la paix sociale. La laïcité est l’un des moyens d’y parvenir. C’est celui que la République et canton de Genève s’est choisi, le peuple ayant approuvé la Constitution qui consacre la laïcité en son article 3.

L’islam pose un problème supplémentaire : la source directement divine de son texte sacré, le Coran. Le prophète Mohamed n’est que le scribe qui écrit sous la dictée d’Allah, sans interprétation de sa part. C’est la parole de Dieu, telle quelle. Contrairement à la Bible, on ne saurait incriminer le manque de fiabilité des truchements humains dans cette diffusion de la Loi divine. Mais le croyant se heurte au même obstacle que précédemment. Si le Coran contient un ensemble de normes sociales à observer, il n’est pas pour autant un code qui définirait toutes les modalités changeantes de la vie collective. De plus, il est aussi contradictoire que la Bible, condamnant la violence ici, la justifiant là. Dès lors, la tradition musulmane a collationné les hadiths qui se réfèrent aux explications données par Mohamed ou de ses compagnons pour éclairer tel ou tel aspect de la vie des humains. Il s’en est suivi un vaste corpus de jurisprudences formé par des savants au fil du temps. Des savants certes éminents mais humains et donc faillibles. Dès lors, qu’il s’agisse du Coran, de la Bible ou d’autres textes sacrés, c’est en fin de compte l’être humain qui doit se débrouiller pour établir les règles nécessaires au bon déroulement de la vie collective. Par conséquent, on ne voit pas en quoi les musulmans seraient forcément des « empêchés de la laïcité ».

La laïcité sans ses voiles

Après avoir écrit que l’islam « n’est doctrinalement pas soluble dans la laïcité », Hani Ramadan ajoute : « Autre chose est le débat d’idées, autre chose la nécessité de vivre ensemble, et donc, pour les musulmans, d’évoluer dans un environnement laïc ». Et de citer trois types de laïcité : exclusive, intrusive et inclusive. Soit une « laïcité » – les guillemets s’imposent – qui bannirait la religion de l’espace pour imposer une sorte d’athéisme obligatoire, une « laïcité » qui donnerait à l’Etat « le pouvoir de s’immiscer dans la foi personnelle pour décider, par exemple, que le port du voile ou du niqâb (voile intégral) ne relève pas d’une pratique religieuse en islam » et une « laïcité » inclusive « avec laquelle il est possible de s’entendre. Elle invite intelligemment tous ses citoyens à respecter les lois, mais non pas à les confesser. » Formulation étrange, dans la mesure où il n’a jamais été question de « confesser » des textes législatifs émanant du Grand Conseil et des chambres fédérales !

Relevons tout d’abord, qu’il n’y a pas de laïcité ouverte, fermée, entrouverte, offensive, défensive, inclusive, exclusive, intrusive, de gauche, de droite, du centre, du haut, du bas… Il y a la laïcité, un point c’est tout. Il est toujours suspect de découper en tranches des principes, comme la liberté ou la laïcité, car on risque ainsi d’en affaiblir la portée.

La laïcité est fondée sur deux éléments indissociables, à savoir la séparation des institutions religieuses du pouvoir politique et la liberté de conscience. Elle ne bannit pas les religions de l’espace publique ; elles ont le droit de s’exprimer, à l’instar des partis politiques, des syndicats, des associations diverses. Mais, comme ces partis, ces syndicats et ces associations, les religions doivent respecter l’ordre public dont le garant est l’Etat neutre confessionnellement. La laïcité consacre le droit de chacun d’exprimer sa foi ou son athéisme. A celui qui croit au ciel de respecter celui qui n’y croit pas, et inversement. De même, personne ne peut exciper de sa religion pour se soustraire aux lois démocratiquement établies et faire fi, par exemple, de l’interdiction de discriminer les humains selon leur sexe ou leur origine.

Quid du voile intégral qui, décidemment, fait voguer les polémiques ? Pour l’Etat, la question à poser est celle-ci : cet accoutrement nuit-il à l’ordre public ? S’il en vient à la conclusion que tel n’est pas le cas, il s’abstient ; s’il constate que tel est le cas, il le prohibe, mais comme il le ferait d’un accoutrement dépourvu de toute référence religieuse. L’Etat ne dit pas « porter la burqa est contraire à l’islam », car il sortirait de son rôle, il dit « porter la burqa est un facteur de trouble sur la voie publique ». Il prendrait la même décision si, par exemple, la mode des cagoules à l’effigie d’un parti politique devait se répandre et semer le désordre.

Une « Cité des hommes sans Dieu » ?

Il y a dans le texte de Hani Ramadan, un passage qui n’a l’air de rien mais qui est de nature à nous alerter : « Toute notre vie moderne repose sur le postulat intangible selon lequel la paix sociale revient à organiser la Cité des hommes sans Dieu ». Est-ce le fait du hasard de la construction syntaxique ? On peut comprendre la formule « la Cité des hommes sans Dieu » de deux manières. Soit la Cité des hommes qui l’organisent en excluant l’idée de Dieu ; soit la Cité des athées. »  En s’adressant ainsi aux musulmans, M. Ramadan prend le risque de leur désigner la laïcité comme le monde des sans-Dieu, ce qui est inacceptable pour un adhérent à cette religion. Or, il ne s’agit pas d’organiser « la Cité des hommes sans Dieu » mais de l’organiser sans pouvoir religieux, ce qui n’est pas du tout la même chose.

La laïcité permet à une société de vivre ses différences dans l’harmonie. Mais cela requiert que toutes les parties en présences en acceptent les principes de base sans arrière-pensée, ni sous-entendu.

Jean-Noël Cuénod

1 réflexion sur « Islam et laïcité, l’insoluble solubilité ? »

  1. Monsieur Jean-Noël Cuénod a choisi de me reprendre sur mon article publié dans le journal Le Temps, ce 15 février 2016 :
    http://haniramadan.blog.tdg.ch/archive/2016/02/15/islam-e
    http://jncuenod.blog.tdg.ch/archive/2016/02/19/islam-et-l
    Voici ma réponse :

    Il est caractéristique d’observer que pour traiter de la question de l’islam et de la laïcité, les personnes qui ne sont pas initiées à la doctrine musulmane évoquent le rapport du christianisme et de la laïcité, puis fondent leur argumentation sur des analogies qu’ils soupçonnent vaguement. Cette mise en perspective révèle une incapacité à penser l’islam en dehors du prisme de la chrétienté. Car l’Islam n’est pas une religion au sens chrétien du terme. Soulignons par ailleurs que la laïcité est un principe que l’on peut aussi bien dire chrétien, puisque l’ecclésiastique se distingue du laïc, et qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César.
    M. Cuénod dit cependant avec raison : « Le croyant, quelle que soit son appartenance, est induit à placer la Loi de Dieu, créateur des êtres et des choses, avant celle des humains, ses créatures. » C’est évidemment le cas. La loi de Dieu est tellement au-dessus de celle des humains que ce ne sont pas là choses comparables. Tout comme on ne compare pas le Créateur à la créature, on ne compare pas la volonté de Dieu à la volonté des hommes. Et quand un musulman ouvre le Coran, vous vous doutez bien qu’il ne l’ouvre pas comme on ouvre le Code civil. On peut en être convaincu et cependant « respecter les lois civiles», parce qu’elles ne s’opposent pas dans leur essence à la pratique religieuse.
    La confusion dont j’ai parlé plus haut ressurgit avec évidence lorsque M. Cuénod illustre notre rapport à la Révélation divine en commençant par évoquer la Torah et les Evangiles. Le problème de l’authenticité de ces textes se pose effectivement : « La Bible serait plutôt paroles d’humains qui traduisent les inspirations divines qu’ils ont reçues, infidèles reflets d’une vérité qui les dépasse. » C’est bien ce que la Bible est devenue, reprise par la main des scribes et en partie altérée. Or, le Coran ne pose aucun problème d’authenticité. Il a été préservé intégralement : nous en conservons la lettre, sans en oublier l’esprit, et bien entendu, nous tenons compte du contexte dans lequel il a été révélé. Mais chaque mot du Coran est la parole même de Dieu.
    A ce propos, M. Cuénod fait preuve d’honnêteté intellectuelle en affirmant : « Contrairement à la Bible, on ne saurait incriminer le manque de fiabilité des truchements humains dans cette diffusion de la Loi divine. » Il ajoute cependant : « Mais le croyant se heurte au même obstacle que précédemment. Si le Coran contient un ensemble de normes sociales à observer, il n’est pas pour autant un code qui définirait toutes les modalités changeantes de la vie collective. » Précisément ! Le Coran contient des lois valables pour le musulman en tout temps et tout lieu (comme par exemple l’interdiction de la consommation de l’alcool) ; toutefois il ne s’exprime pas sur toutes les modalités changeantes de la vie collective. Ainsi, sur de nombreuses questions, la liberté est laissée aux hommes d’interpréter les textes, et d’apporter des réponses nouvelles aux questions sur lesquelles le Coran et la Sunna (paroles, actes et approbations du Prophète) ne s’expriment pas clairement. C’est la fameuse notion d’ijtihâd : l’effort intellectuel que l’on fait pour énoncer une opinion juridique. Ce qui permet à l’islam d’être ancré dans une tradition immuable, et d’être ouvert sur la modernité. Le musulman, ainsi, ne remet jamais en cause la loi divine.
    M. Cuénod poursuit en parlant du Coran : « De plus, il est aussi contradictoire que la Bible, condamnant la violence ici, la justifiant là. » Ce qui est faux. Le Coran condamne la violence quand elle est injuste, et justifie le recours à la force pour défendre les hommes victimes d’une oppression injuste. Le sens des nuances est ici nécessaire. La modestie s’impose face à un texte dont il peut être utile de connaître la langue, mais qu’il ne faut en aucun cas lire comme un traité de Spinoza ou un conte de Voltaire !
    Autre assertion de notre auteur : « Relevons tout d’abord, qu’il n’y a pas de laïcité ouverte, fermée, entrouverte, offensive, défensive, inclusive, exclusive, intrusive, de gauche, de droite, du centre, du haut, du bas… Il y a la laïcité, un point c’est tout. » Une envolée péremptoire qui entre en pleine contradiction avec ce que M. Cuénod affirme lui-même, avec d’autres, ailleurs :
    « Il n’existe pas une seule laïcité. Celle qui s’exerce en France n’a que peu de points communs avec le modèle qui prévaut en Turquie. Et pourtant, ces deux pays se définissent comme laïques dans leur Constitution. A l’instar du sociologue Jean Baubérot, il faudrait donc parler de laïcités au pluriel, chaque ensemble humain développant ses rapports entre l’Etat et les communautés religieuses en fonction de son histoire, de ses influences culturelles, de sa démographie, de ses composantes sociales, voire de sa géographie.
    Genève étant entourée par la France, parlant la même langue qu’elle et, de Jean-Jacques Rousseau à Nicolas Bouvier, participant pleinement à son génie littéraire, la tentation est grande de faire de la laïcité « à la genevoise » le pendant de celle qui se pratique en France. D’autant plus que les lois de séparation des Eglises et de l’Etat ont été prises dans les deux pays à la même époque (1905 en France et 1907 à Genève). Mais ressemblance n’est pas identité. » (Rapport du groupe de travail sur la laïcité à l’attention du Conseil d’Etat de la République et Canton de Genève, placé sous la présidence de Jean-Noël Cuénod, novembre 2014 )
    M. Cuénod parle du voile, mais il évite de signaler que le strict respect de l’article 18 de la Déclaration des droits de l’homme[1] autorise les pratiques religieuses, qui en réalité ne sont en aucune façon une menace contre l’ordre public. Seuls les préjugés islamophobes incendiaires pourraient nous conduire à de véritables tensions. C’est le fonds de commerce de tous les partis d’extrême droite qui provoquent des agitations là où il n’y en a pas. Il est dommage de voir que des journalistes se laissent gagner par les vagues populistes et leur argumentaire calamiteux. Laissons donc les musulmanes vivre librement leur foi. Interdire la pratique religieuse des uns et des autres est une infamie contre laquelle cet article 18 était censé nous protéger. Or, il s’avère qu’une exception peut être faite quand il s’agit des musulmans. Eh oui, M. Cuénod, la laïcité mal comprise peut être un instrument de discrimination…
    M. Cuénod poursuit : « On peut comprendre la formule « la Cité des hommes sans Dieu » de deux manières. Soit la Cité des hommes qui l’organisent en excluant l’idée de Dieu ; soit la Cité des athées. » En s’adressant ainsi aux musulmans, M. Ramadan prend le risque de leur désigner la laïcité comme le monde des sans-Dieu, ce qui est inacceptable pour un adhérent à cette religion.» Ces observations montrent que vous n’avez pas lu attentivement mon texte : j’ai parlé d’une laïcité exclusive, qui est effectivement celle d’un univers où le religieux serait complétement écarté de la sphère publique, ce que ni vous, ni moi ne souhaitons. Mais j’ai parlé aussi d’une laïcité inclusive, riche de ses composantes.
    Ne tombez donc pas vous-même dans un exposé binaire qui confronte deux univers. Il n’y a aucun sous-entendu dans ce que nous avançons, mais une franchise qui me semble au contraire, pour tous les esprits libres, bienvenue.
    Cependant, ne vous en déplaise, je conserve le droit d’être convaincu que César, et ce qui appartient à César, comme Cuénod et ce qui appartient à Cuénod, appartiennent à Dieu.
    Et je le dis « au Nom de Dieu Tout-Puissant », ce qui, peut-être, vous rappellera quelque chose…[2]

    Hani Ramadan

    [1] Je me permets de le rappeler : «Article 18. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.»
    [2] Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Etat le 1er janvier 2016)
    Préambule
    Au nom de Dieu Tout-Puissant!
    Le peuple et les cantons suisses, conscients de leur responsabilité envers la Création… https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/199953

    Écrit par Hani Ramadan 2

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