Les voilà désormais au Panthéon, les Résistants Misak et Mélinée Manouchian, leurs camarades fusillés, la plupart étrangers « et nos frères pourtant ». Nos soeurs aussi telle Olga Bancic, décapitée, l’idéologie nazie jugeant les femmes indignes d’être passées par les armes. Au moment de leur entrée dans le Saint des Saints de la République, des vols de grues cendrées passent dans le ciel…
Que retirer de cette cérémonie? L’émotion de la foule dite odieusement par les gros médias « des anonymes ». Sinon, comme d’habitude, rien, hormis les traces de suie que laissent à la conscience les postures lacrymo-sauriennes des médiacrates et autres spécimens à gueule de pouvoir.
L’obscénité de plus
Avec, pour cette circonstance particulière, une obscénité de plus, la présence de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, héritiers politiques en ligne directe des ennemis mortels du Groupe Manouchian et dont le parti ne cesse de vouer les étrangers aux gémonies. Là, nous avons touché le fond. Elle est devenue bien pâle, « L’affiche Rouge » qui a odieusement mis en scène les futurs fusillés pour servir de propagande à la Collaboration!
Au moment où la cérémonie déploie ses fastes moisis, une clameur intense rempli le ciel. Comme pour faire taire la marée des bruits de bouches et de mouches.
Du fond des âges…
Les grues cendrées sont de retour et le font savoir par leur chant rauque et puissant. Plusieurs formations se rencontrent au-dessus des têtes de bipèdes, en des séries de ballets venus du fond des âges.
On en a le cœur ému comme lorsque les loups adressent à la nuit leur chant vieux et neuf.
Petits que nous sommes, sous cette puissance animale et perpétuelle, soutenue par les airs et qui revient comme l’éternel retour de la lumière. « Et je vous dis que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne », écrivait Aragon.
Cette danse des grues cendrées, elle est dédiée aux Résistants du Groupe Manouchian, à Alexeï Navalny, aux martyrs des camps nazis, du Goulag, du Laogai, à toutes les femmes, à tous les hommes morts debout pour que nous puissions marcher libres.
Jean-Noël Cuénod
Le salut du ciel…
« Nègre » de Mélinée
Missak Manouchian ET Mélinée au Panthéon ! Je suis touché par cette nouvelle, et plus que cela : bouleversé. Pour la raison que j’ai bien connu Mélinée pour avoir été son « nègre » (comme on disait alors) pour l’écriture de son livre « Manouchian », paru aux Editeurs Français Réunis (EFR) en 1974. En atteste la dédicace, adaptée de ma propre dédicace à ma compagne ouvrant mon premier recueil publié deux ans auparavant, dans la collection Petite sirène, avec en préface un « testament » d’Aragon (P.D-G. des EFR). Mélinée a beaucoup insisté pour que figure cette manière de clin d’œil en guise de signature cachée de mon travail – qui fut, de fait un travail commun.
A compter du 1er novembre 1973, et pendant 1 mois, je me suis rendu, quasiment chaque après-midi, à 14h, chez elle, au 1er étage du 36 rue Condorcet (9ème). Je passais quelques heures à l’enregistrer, à discuter autour d’un thé fleuri et de gâteaux savoureux. Elle avait la parole facile mais ne se sentait pas la capacité d’écrire dans une langue, le français, qu’elle et Missak respectaient – chérissaient même ! Ce sont des faits vieux de tout juste 50 ans.
Par ailleurs, je ne puis que remarquer, dans ce qui se dit et s’écrit aujourd’hui, les mêmes silences (que dans le livre) quant aux causes et conditions de l’arrestation du groupe. Ce travail m’ayant été confié notamment par la personne responsable, aux EFR, qui m’avait confié cette tâche, elle-même vaguement ( ?) partie prenante dans cette sombre affaire. Je me suis trouvé quelque peu ficelé dans une histoire qui me dépassait ! J’y évoque l’étroite surveillance dont j’étais l’objet. Ils savaient qu’elle savait – et que je savais donc – des choses concernant la fameuse « trahison » qu’évoque brutalement Missak Manouchian dans sa dernière lettre. Pas question de laisser trainer les bandes magnétiques.
J’ai raconté cela (et je m’en explique partiellement) dans un roman paru il y a quelques années – sans rien dévoiler alors. Les temps demeurent impardonnables.
***
Extrait de Chroniques du purin (éd. L’Amourier)
Chapitre : « Les lâchetés d’un narrateur » (extrait)
Au troisième verre de vin quelqu’un entre dans ma tête. Petit visage de reinette ridée. Voix grasseyante de fumeuse.
Ce visage.
Cette voix.
C’est Mélinée.
Dans ma bouche le goût trop sucré de son thé, la douce friabilité de ses biscuits, la saveur familiale de ses feuilles de vigne joliment présentées dans les petites assiettes posées sur la dentelle du guéridon, entre le cendrier débordant de mégots et le magnétophone.
Les éditions du Parti m’ont confié la tâche de recueillir son témoignage, d’en faire un livre
« MANOUCHIAN »
Nègre de Mélinée.
Je lui rends visite dans son petit deux-pièces situé au premier étage du 30 rue Condorcet. Une fois par semaine, plusieurs mois durant, je retrouve la menue vieille femme et ses yeux de buisson ardent. Sa voix brisée de pétuneuse compulsive. Son corps demeuré souple toujours vibrant d’un insatiable désir quand elle parle de son amour pour son Missak, de leurs étreintes incandescentes et d’un bonheur qui lui semblait alors
qui lui semble toujours
merveilleusement déraisonnable.
Elle brûle chaque fois. Chaque fois sa chaleur me gagne.
Ce soir c’est le vin qui me réchauffe.
(Nous sommes en février, je vais manquer de bois.)
Son vin acheté chez l’Arménien de la rue Lamartine, son rire sonore de couloir désert, ses colères, son avortement provoqué
« dans la Résistance il n’y avait pas de place pour un berceau »
ses larmes lentes le long de ses profondes rides, son visage à demi camouflé derrière le brouillard bleu d’une énième cigarette
dans sa gorge blessée les voix entremêlées de Manouchian
d’Aragon
et Ferré
je te dis d’être heureuse et d’avoir un enfant
sa voix tendre et mutine quand elle raconte une éphémère et romantique histoire d’amour vécue après la guerre en Arménie Soviétique
(d’où elle faillit ne pas pouvoir s’échapper)
« un amour sans espoir, mon cœur fêlé à tout jamais »
ayant gardé de ces années passées là-bas des peurs qui me confondent
peur des vestes de cuir au coin de la rue
peur des voisins soupçonneux soupçonnés
peur des micros
et l’écœurement inapaisé face à la réalité d’un monde au nom duquel son bel amour avait subi torture et mort
sa boulimie de liberté liquéfiant de rage le bleu pervenche de ses yeux quand elle prononce certains mots
Communisme
Parti
et que ses lèvres se mettent à trembler
ses lèvres fines dessinées pour les baisers
(si douces contre mes joues)
ses lèvres soudain dures, un soir, qui m’ordonnent
« Eteins ta machine »
craignant sans doute de compromettre la sortie du livre
« ils se sont comportés comme des salauds dans le camp de Drancy »
un nom
des initiales
la description d’un personnage facilement reconnaissable
sa voix de porcelaine fêlée
« un haut responsable du Parti, ils ont vendu le groupe aux nazis, j’en ai la preuve »
un autre soir
(un vin plus capiteux que d’habitude)
elle m’entraîne au cœur brûlant de ses secrets
une histoire de rivalité au sein de l’organisation de la M.O.I.
(la Main d’Œuvre Immigrée)
allant jusqu’à mettre en cause la commanditaire de ce travail de nègre.
Moi plus du tout nègre pour le coup, redevenant militant, l’oreille dubitative, pris d’une pitié condescendante et bienveillante pour cette fragile petite bonne femme entrainée dans le vertigineux siphon de ses colères, confronté au syndrome de la « veuve-de-héros » incapable de dépasser l’horizon de son propre malheur, m’arrangeant vite de cette fable
(me rassurant ainsi)
bien qu’éprouvant une trouble perplexité devant l’insistance de ladite commanditaire qui m’enjoint régulièrement
(avec quelle insistance !)
de lui fournir toutes les bandes magnétiques
« Sans exception, nous allons les compter, les vérifier »
moi nègre obéissant, naïf ou convaincu
(naïf et convaincu)
de mon innocente complicité, me faisant un devoir chaque mois de tout livrer sans en garder copie, ni rien réécouter.