Bonnefoy, Rocard, Wiesel : trois façons de ne pas désespérer

 

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Il y a des jours comme ça, où la mort se plaît à réunir en un seul coup de faux des Humains majuscules. Samedi, elle a fait fort, la mort, en faisant annoncer le trépas de l’homme de poésie Yves Bonnefoy (93 ans), de l’homme d’Etat Michel Rocard (86 ans) et de l’homme de témoignage Elie Wiesel (87 ans).
Point besoin d’analyser la configuration des astres pour deviner le sort panthéonique qui sera réservé à l’ancien premier ministre français : place Michel Rocard, rue Michel Rocard, Lycée Michel Rocard, Collège Michel Rocard, Ecole Michel Rocard, Université Michel Rocard, Stade Michel Rocard, Aéroport Michel Rocard, Salle polyvalente Michel Rocard. La France adore célébrer ces hommes d’Etat talentueux dont elle n’a pas eu le courage ni la clairvoyance collective de leur donner toutes les clefs du pouvoir. Jadis, Pierre Mendès-France, naguère Michel Rocard. L’un juif et l’autre protestant entraient sans doute trop en contradiction symbolique avec le vieux fond catholico-monarchique qui englue encore l’imaginaire politique de la France.
Comme pour ensevelir sous les fleurs sa mauvaise conscience, elle célèbre ces disparus qu’elle avait vilipendés de leur vivant. Hier, leur honnêteté foncière était considérée comme une tare. Aujourd’hui, la République s’en drape comme d’une toge immaculée. Elle sait faire bon usage des morts, la République.

En sept mois, Pierre Mendès-France avait réussi à faire la paix en Indochine, à préparer l’indépendance de la Tunisie et à relancer la recherche scientifique. Si les institutions de la IVe République l’avaient empêché d’exercer pendant longtemps le pouvoir, au moins, en tant que président du Conseil, disposait-il des moyens nécessaires pour l’exercer, fût-ce trop brièvement. Ce n’était pas le cas de Michel Rocard. S’il a pu diriger le gouvernement pendant trois ans (1988-1991), les institutions de la Ve République ont placé au-dessus de lui, un président-patron, François Mitterrand en l’occurrence.
Or, ce dernier – qui voyait en lui son principal rival au sein du Parti socialiste – s’est efforcé, souvent avec succès, de lui glisser des bâtons dans les roues. C’est ainsi que l’on a pu, à bon droit, parler d’un gouvernement de cohabitation entre Mitterrand et Rocard. Et même d’une cohabitation encore plus cruelle qu’entre un président appartenant à un camp et un premier ministre, à un autre. Les haines internes sont bien plus intenses que les rivalités externes. Il n’est pire ennemi qu’un camarade de cordée qui n’attend qu’un faux pas pour vous pousser dans le précipice.

Malgré le boulet Mitterrand, Michel Rocard est parvenu à réaliser plusieurs actions majeures, dont le rétablissement de la paix en Nouvelle-Calédonie. Cette paix rocardienne tient encore le coup, vingt-huit après la conclusion des accords dits de Matignon. Il a également créé le seul impôt populaire en France, la CSG (Cotisation sociale généralisée) qui permet de financer en partie la sécurité sociale de façon indolore.
Son RMI (Revenu minimum d’insertion) a été salué à sa création comme une initiative nouvelle contre la précarité. Selon Michel Rocard, il « a sauvé de l’absence de ressource près de deux millions de Français ». Mais, faute de moyens, cette allocation a été limitée à l’assistance financière, sans que son volet « insertion » soit développé. Rocard n’a pas eu le temps nécessaire pour en faire un instrument qui se situe à la hauteur de ses ambitions originelles. Le RMI est aujourd’hui remplacé par le RSA (Revenu de solidarité active).

Michel Rocard était la figure emblématique d’une gauche humaniste et réaliste qui avait fait le bilan de l’effondrement du système soviétique. Plus girondin que jacobin, il acceptait l’économie de marché tout en prônant sa régulation dans une optique sociale. Une gauche française qui, aujourd’hui, ne sait plus où elle habite.

Elie Wiesel, le témoin majeur

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Avec la disparition d’Elie Wiesel, c’est l’un des principaux témoins de la Shoah qui a rendu son dernier souffle. Plus que jamais, se pose la question de la mémoire. Bientôt, il n’y aura plus aucun survivant de ce qui constitue la plus vaste entreprise de destruction humaine. Il restera alors à lire, à relire, à transmettre au fil des générations les œuvres d’Elie Wiesel. Venant des Carpates, sa famille fait partie des quelque 150 000 Juifs roumains raflés et expédiés vers les camps d’extermination.  La mère et l’une des sœurs d’Elie sont gazées dès leur arrivée à Auschwitz. Son père Shlomo et lui-même survivent ensemble dans le camp, subissant la chaîne quotidienne des coups, de la faim et de l’humiliation. Devant l’avance de l’Armée rouge, les SS forcent les déportés à rejoindre le camp de Buchenwald au cours d’une longue marche dans la neige, hallucinante de souffrance.

Les deux hommes parviennent à Buchenwald. C’est alors qu’Elie Wiesel va vivre un drame personnel dans le drame collectif. Il assiste à la mise à mort de son père sous les coups des SS. Shlomo agonise, appelle son fils. Mais si Elie vient à ses côtés, il sera à son tour tué. Le fils verra son père mourir sans pouvoir lui tenir la main dans ses derniers moments. Elie Wiesel évoquera cet épisode dans son premier livre – écrit en yiddish et qu’il traduit en français –  La Nuit qui sera publié en France en 1958, grâce à François Mauriac.

Evacué vers la France pour y être soigné, le rescapé des camps de la mort parvient à terminer avec succès ses études de philosophie à la Sorbonne et devient journaliste. Il gagnera ensuite les Etats-Unis où il s’est installé, sans oublier la langue française.
Il consacrera le principal de son œuvre littéraire à témoigner de la Shoah. Si ses prises de position concernant la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens a fait l’objet de polémiques, elles ne pèsent guère devant le témoignage majeur qu’il apporte à l’humanité, au-delà des aléas de l’actualité.

Yves Bonnefoy, Douve une et multiple        

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Yves Bonnefoy a donc accompli cet acte poétique qu’il a tant évoqué : entrer dans le sein de la mort. Dans son œuvre majeure, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Bonnefoy – dont le nom tombe à pic – creuse le réel pour y découvrir ses lumières enfouies dans la glèbe ténébrante. Le poète a donné naissance à un personnage ou plutôt une forme, Douve. Elle est femme luttant contre le vent et devient lande de terre résineuse. Ensuite, Douve se mue en rivière souterraine, puis en falaise d’ombre. Elle peut être perçue comme un agent alchimique qui se métamorphose au fil des étapes du grand travail de transformation de la vie qui passe immanquablement par la mort. Douve est une et multiple dans un même souffle de feu.

Yves Bonnefoy a tissé des liens particuliers avec Genève. Au début des années 1970, il y avait rejoint à l’Uni, son ami très proche le professeur Jean Starobinski qui avait jeté sur l’œuvre de Bonnefoy, sa lumière à la fois douce et précise. A lire sa préface à Poèmes, paru en Poésie/Gallimard. Comme beaucoup de poète, Bonnefoy fut aussi un grand traducteur – notamment de Shakespeare, Yeats et son ami grec Georges Séféris – et un critique d’art au regard inspiré et inspirant.

A lui, le mot dernier, puisé dans Douve :

Que le verbe s’éteigne
Dans cette pièce basse où tu me rejoins
Que l’âtre du cri se resserre
Sur nos monts rougeoyants
Que le froid par ma mort se lève et prenne un sens.

Jean-Noël Cuénod

 

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