Que ce soit « oui » ou « non », les Grecs devront apprendre l’Etat

Le référendum voulu par Tsipras à au moins un immense mérite, celui de mettre enfin en première ligne l’aspect politique de la crise grecque. Obnubilés par les exercices comptables, l’Epicière Berlinoise et ses commis bruxellois avaient passé jusqu’à maintenant cette dimension, pourtant essentielle, par pertes et profits. Surtout pertes, d’ailleurs.

Si la Grèce s’est trouvée aspirée par le vortex d’une dette astronomique, c’est en partie dû au fait que les Grecs ont toujours considéré l’Etat comme un corps étranger. Sous la domination ottomane, l’Etat était tout naturellement considéré comme extérieur au peuple grec. De façon clandestine ou par la révolte ouverte, il fallait donc s’opposer à lui. Après une sanglante guerre d’indépendance et de nombreux essais d’autonomie au sein de l’Empire, la Grèce est devenue officiellement « indépendante » en 1830. Les guillemets s’imposent en effet. Car cette indépendance de façade était un cache-misère. Ou plutôt un cache-dette! Le pays se trouvait alors, non plus sous la coupe des Ottomans mais sous celle de ses « puissance protectrices », la France, la Russie et l’Empire britannique, la Grèce ayant dû leur emprunter à tour de bras pour s’acheter des armes lors de sa lutte contre les Ottomans. Eh oui, la dette publique abyssale, c’est une longue histoire !

Et ce sont ces mêmes puissances qui ont imposé leurs rois aux Grecs. Des rois bien étrangers : le Bavarois Othon 1er, puis le Danois Guillaume. S’il y avait eu un noble inuit sur le marché des couronnes, il ne fait aucun doute que les Grecs en auraient hérité ! Comment incarner l’Etat hellène avec de tels monarques venus du froid ?

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Illustration : noble bavarois déguisé en roi grec (Othon 1er)

Par la suite, les Grecs ont tâté de la République de 1924 à 1935. Puis, sont revenus à la monarchie et ont goûté à une première dictature (celle du général Metaxas) de 1936 jusqu’à l’invasion nazie. Celle-ci a ravagé le pays ­– d’où le lourd contentieux entre la Grèce et l’Allemagne – causant la mort de plus de 300 000 Grecs. Dès la fin de l’occupation nazie, la Grèce a connu jusqu’en 1949, une guerre civile particulièrement sanglante, le bilan en pertes humaines s’élevant à 200 000 morts. Entre 1939 et 1949, les deux conflits ont donc provoqué la disparition de plus d’un demi-million de personnes, ce qui, pour un pays qui comptaient 7 222 000 habitants en 1939 est considérable. De plus, la guerre civile entre communistes et non-communistes a durablement divisé le peuple.

Considéré par les Grecs au mieux comme un ectoplasme, au pire comme une calamité, l’Etat n’a pas trouvé grand monde pour le défendre, si ce n’est quelques puissantes familles qui en ont fait leur propriété quasi personnelle, tissant des réseaux de suzeraineté et de clientélisme. A cet égard, les dynasties Papandréou, Karamanlis et Mitsotakis décrochent le pompon (celui qui garnit les souliers des evzones). Et ce n’est pas la dictature des colonels (1967 à 1974) qui a réconcilié peuple et Etat.

Dans ce contexte, la fraude fiscale, les petits arrangements, les grosses combines et les rentes-cadeaux deviennent la règle. Les familles régnantes se goinfrant de biens publics et les armateurs grecs ayant pour patrie d’élection les paradis bancaires, pourquoi se gêner?

La Grèce est donc entrée dans l’Union européenne et la zone euro sans Etat digne de ce nom, avec des habitudes qui devaient forcément entrer en contradiction avec les règles à observer en matière budgétaire. Mais cela, chacun pouvait d’emblée le constater à Bruxelles, Paris, Londres et Berlin. Cela n’a pas empêché l’Allemagne, la France et les autres d’accepter ce nouveau maillon qui ne cachait guère sa faiblesse. Les pays européens doivent aussi payer les conséquences de leur… inconséquence. S’asseoir sur une partie au moins de la dette serait la moindre des choses.

Quant aux Grecs, quelle que soit l’issue du référendum, ils vont vivre des années de vaches anorexiques. Mais cette rude épreuve peut aussi leur permettre de construire cet Etat qu’ils n’ont jamais eu la possibilité de bâtir selon leurs propres plans. C’est le bon moment, puisque les grandes familles qui ont pourri leur pays ont été balayées.

 Jean-Noël Cuénod

 

 

 

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