La vie qui va, qui vient, qui s’en va

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A la recherche du temps perdu et du bus qui vient de l’être ©JNC_Forge de la Poésie

Il suffit de si peu de chose pour se sentir étranger dans son propre pays. Un séjour loin de ses frontières. Un vieux quartier qui a pris du galon en devenant « Cité Nouvelle ». «Mon coin de rue aujourd’hui disparu » comme le chante Charles Trenet. Sentiment d’une banalité extrême. Tout le monde a vécu ça, mon vieux! N’empêche, ça fait drôle. De quoi rire. Jaune.

Formidables, les transports publics à Genève, désormais: Léman Express, lignes de trams partout, bus ici et là. Mais pour celui qui vient d’ailleurs – un ailleurs qui se situe dans le temps – c’est troublant.

Un vrai trou blanc. Où suis-je dans cette jungle bétonnée? Déjà, je me suis trompé de sens. Venant de Carouge pour aller au Salon du Livre, j’ai pris le bus 23 dans le mauvais sens.

Bretelles d’autoroute, ateliers et usines aux parois métalliques ou en verre, immeubles écrasants. Et Stade de Genève. Au moins un repère.

A l’entrée, des affiches célèbrent les grands noms du foot genevois. Ah! Enfin en pays de connaissance: Valer Nemeth, Jacky Fatton, Peter Pazmandy, Jacques Barlie, héros qui peuplaient nos songes et nos jeux.

La cohorte des dieux anciens

Cette cohorte des dieux anciens ne conduit pas à ce Stade de Genève qui sent encore trop le neuf mais à ce vieux stade des Charmilles au béton mité, aux panneaux publicitaires rouillés, aux tribunes brinquebalantes, aux buttes de terre boueuses où prenaient place ceux qui n’avaient pas assez de sous pour poser leurs fesses sur un banc.

Sans oublier – mais comment l’oublier? – l’immonde odeur d’urine stressée par la bière qui s’exhalait des pissoirs crasseux.

Tout est bien relatif lorsqu’on a dix ans. Les Charmilles, c’était Wembley, Bernabeu, pas moins.

Je rêve, je rêve. Mais l’arrêt du 23 où se cache-t-il? Ah le voilà. Alors je rerêve… Jusqu’à ce qu’une petite alerte intérieure m’enjoint à lever la tête vers un panneau discret: « Cet arrêt est déplacé route de Saint-Julien en raison du match Servette-Lausanne ». LE derby!

Sous le béton, les moutons

L’arrêt déplacé se situe à plus de 500 mètres sur ce segment de la route des Jeunes qui grimpe, qui grimpe… Marche rapide… Puis, course effrénée, le 23 est à l’approche. L’arrêt semble se déplacer toujours plus loin. Il paraît que ce phénomène apparaît souvent aux sprinters de 75 ans.

Tout se mélange: la course de Nemeth à l’aile droite sous le maillot grenat. Fatton et ses cheveux gris qui se place au centre. Servette-Dukla Prague en coupe d’Europe (celle avec des grandes oreilles) 0-3 à la mi-temps. La honte genevoise nimbée par la fumée des saucisses grillées de la mi-temps.

Et le miracle, la remontada comme l’on ne disait pas encore à l’époque! Fatton génialissime auteur de trois buts. Victoire du Servette 4 à 3. La joie grimpe jusqu’aux sommets du Jura et du Salève.

Remontada mais pas pour tout le monde!

Et ce bus 23 qui mugit sur mes talons! Ce salaud va me tacler, vous allez voir! Et partout, ce béton qui me cache le passé. Y avait encore des moutons, ici. Des buissons pour se cacher, là. Des pissenlits, des primevères, des trèfles, du chiendent, de la luzerne…

Ça y est, cet enfoiré de 23 m’a dribblé et fonce vers l’arrêt qui demeure inaccessible. S’arrête devant un groupe de passagers.

Pas pour tout le monde la remontada!

Il y en aura bien un qui, voyant ce vieux en train de courir en trimbalant ses kilos en trop et ses rhumatismes, empêchera le bus de partir en restant sur le marchepied. On faisait ça autrefois.

L’invisible vioque

Mais personne n’a de regard pour le vioque essoufflé.  Pas même un ricanement devant ce spectacle ridicule. Normal, les quidams restent scotchés à leur portable. Le vioque, ils ne l’ont même pas vu.

Le 23 s’enfuit, au moment où j’allais atteindre la ligne de but… Bras ballants, l’air plus idiot que jamais… Avec au fond du coeur une sale petite musique.

C’est aussi ma ville qui me quitte. Et au-delà d’elle, ma vie.

Jean-Noël Cuénod

6 réflexions sur « La vie qui va, qui vient, qui s’en va »

  1. Arrive un âge où être pressé nous ralentit. Pluitôt que courrir à l’arrêt (bel oxymoron!), mieux vaux attendre le prochain passage du temps – même s’il n’existe pas!

  2. Nostalgie , doux poison, je la partage en écoutant FLOWERS des Rolling Stones 1967 Summer of love ,. J’ étais à Londres, Carnaby street etc…. Et avant en 1966 c’ était la coupe du monde de foot. Bises.Michel R.

  3. Oups mon cher Jean-Noël !
    Heureusement que l’humour ne te quitte pas.
    Ta description est parfaite.
    Heureusement la solidarité des anciens est bien là !
    Je t’embrasse.

  4. Bonsoir Jean-Noël
    Je t’emboîte le pas, à une allure encore moins vive que la tienne, je suis le mouvement, mais voilà, le bus s’en va en Exopotamie, on prendra le suivant, ça nous laissera le temps de parler de la vie que l’on vit au moment où elle pourrait nous quitter la vie, mais on est encore là, soyons confiants.
    Genève est devenue tonitruante, le quartier de l’Etoile pour ne citer que lui pas loin de carouge, une mocheté rare comme on dit ici, mais de moins en moins rare pourrait-on ajouter…
    Perso il me reste les « tours du phare » en crawl, une aventure de chaque jour l’été durant, où je retrouve mon lac et ses nouveaux habitants, grebes, harles, silures, oies, cormorans, goélands, nos mouettes, nos canards, cygnes et moineaux.
    Le lac nous sauve, la ville devient un calvaire à traverser.
    Je m’envole sur mon vélo électrique, les routes en pente allegrement franchies.
    Une vioque organisée quoi….
    Amitié
    Gisèle

  5. C’est beau. Comme quoi un peu de fantaisie remet les choses à leur place et le brin de poésie est si bien venu, merci

  6. Cher Jean-Noël, cette nostalgie je la vis chaque jour. Ah, retrouver son chemin, son bus, son café, son cinéma. Il faut se plonger au coeur des villes (Genève ou Carouge) pour s’y retrouver et encore.,Salt a remplacé la Biscotte, un restaurant branché et surtout hors de prix a pris la place de petits commerces et le tatoueur à chassé la boulangerie… et nous restons là, tout bêtes, avec nos souvenirs et l’envie d’un ballon, tu sais ce petit pain rond qui avait le goût du pain.
    Des envies de partir, de vivre un ailleurs, de se refaire d’autres souvenirs, avec moins de nostalgie… mais nous ne partirons pas car nos enfants, nos médecins, nos habitudes, nos repères sont là…. Et même cette foutue nostalgie ! Je t’embrasse, nous finirons bien par venir vous voir si les bobos de l’âge ne nous alourdissent pas trop. Bises à vous deux.

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