France – Occident : Le fond de l’air effraie

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Le Radeau de la Méduse ; Théodore Géricault

Une série de faits divers plombe la rentrée. Elle s’annonçait déjà morose avec le climat social tendu en raison de la réforme des retraites. S’y ajoutent, entre autres, l’attentat commis par un fonctionnaire à la préfecture de police et la catastrophique communication du gouvernement à propos de l’incendie de Rouen. En France, le fond de l’air effraie. Météo parfaite pour étouffer la liberté.Avalanches de sinistres : 5000 tonnes de produits chimiques partent en fumée à l’usine Lubrizol à Rouen ; quatre fonctionnaires de la Préfecture de Police à Paris sont tués à coups de couteau par un de leurs collègues qu’un autre policier a dû abattre ; la piste d’un attentat salafiste est privilégiée ; un lycéen de 15 ans poignardé à mort aux Lilas (Seine-Saint-Denis) alors qu’il s’interposait entre deux bandes rivales ; cortèges de policiers criant leur colère devant la vague de suicides qui sévit dans leurs rangs en raison de leurs conditions de travail[1], cortèges des personnels hospitaliers faisant état du même désarroi[2] ; mercredi 2 octobre, le Sénat annonce l’effarant résultat d’un questionnaire : sur les 3978 élus locaux qui ont répondu, 92% d’entre eux affirment avoir été victimes de violences, de l’incivilité jusqu’à l’agression physique en passant par la menace et l’injure[3]. Une rentrée comme celle-ci, on aimerait bien en sortir !

Conscience du déclin

En lui-même, chacun de ces évènements illustre le profond mal-être qui prend racine en France. Toutefois, avec une telle accumulation en un bref laps de temps, on a dépassé le stade du mal-être pour atteindre celui d’un bouleversement social d’une rare ampleur. Tous les pays occidentaux en sont traversés.
Pourquoi eux ? Comme toujours, la réponse ne saurait être simple : la révolution numérique qui bouleverse les habitudes prises depuis des décennies par les pays industrialisés, l’angoisse du bouleversement climatique mais aussi la prise de conscience de l’inexorable déclin de l’Occident. Amorcée à la Première Guerre mondiale, la conscience de ce déclin a été amortie par l’imperium des Etats-Unis, vus comme un prolongement de l’Europe. Maintenant, qu’ils déclinent à leur tour – l’élection de Trump n’en est que l’emblème le plus grossier –, l’Occident panique. D’autant plus, que la puissance émergente, la Chine, développe un régime liberticide associant stalinisme politique et capitalisme oligarchique. Sympathique perspective !
Ce n’est sans doute pas l’effet du hasard si les deux nations qui souffrent le plus de cette situation sont la France, avec ses tremblements sociaux, et la Grande-Bretagne, avec l’incapacité totale de sa caste politique à gérer le Brexit. Toutes deux trainent le boulet de leur glorieux passé colonial. La conscience du déclin est donc vécue de façon plus cruelle qu’ailleurs.

France et ailleurs: la tentation autoritaire

Face à de tels bouleversements, grande est la tentation infantile de se réfugier dans les bras de l’Autorité. En France, le processus est bien entamé. A la faveur de l’état d’urgence, les pouvoirs de police ont été renforcés sans inquiéter grand-monde (à consulter ci-dessous une vidéo de la politologue Vanessa Codaccioni).
L’Etat a donc augmenté ses pouvoirs de coercition. Pour quels résultats ? A Rouen, la communication gouvernementale après l’incendie de l’usine Lubrizol s’est révélée tellement lamentable que personne ne peut accorder le moindre crédit aux paroles ministérielles qui se veulent rassurantes mais inquiètent tout le monde.
A la Préfecture de Police de Paris, s’il se confirme que l’assassinat de quatre de ses fonctionnaires porte bien la marque d’un attentat salafiste, le crédit de l’Etat plongera dans les abysses. Difficile d’expliquer qu’un informaticien habilité au secret-défense et destiné à recueillir des informations sur les djihadistes radicalisés se soit à son tour mué en terroriste islamiste sans que sa hiérarchie ne s’en aperçoive[4].
Dès lors, l’extrême-droite voit une autoroute sans péage se dérouler devant elle jusqu’aux portes du pouvoir. Avec des conséquences ô combien prévisibles : les mesures liberticides se multiplieront ; les musulmans seront désignés à la vindicte populaire, les juifs et les francs-maçons serviront aussi à la Grande Foire aux Boucs-Emissaires, comme le démontre quotidiennement les réseaux sociaux des néo-fascistes.
Déjà bien morcelée, la Société s’en trouvera encore plus divisée. Mais dans ce cas également, les vagues terroristes, la colère généralisée, la perte des repères, la conscience du déclin ne seront pas effacées pour autant. Répondre par la seule répression policière à un défi aussi gigantesque est aussi efficace que d’assommer un malade à coups de matraque pour le guérir.

Se méfier des prophètes casqués

Personne ne peut sérieusement apporter de réponses péremptoires à ce lot de questions fondamentales. Se méfier des prophètes, surtout s’ils sont casqués. Tout juste peut-on édicter quelques règles de savoir-survivre en milieu tempétueux. Ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà ça! Tout d’abord, accepter de ne plus être le phare du monde. Après tout, il peut encore faire bon vivre à Rome en 2019, un millénaire et demi après la chute de l’Empire. Ensuite, adopter la sagesse illustrée par la « prière de la sérénité » du théologien protestant Reinhold Niebuhr[5]: accepter les choses qui ne peuvent pas être changées, avoir le courage de changer celles qui doivent l’être et l’intelligence de distinguer entre les deux termes de cette alternative.
Enfin transmettre aux plus jeunes l’irréductible volonté de rester libre en faisant passer la liberté avant même la sécurité. L’humain qui veut troquer la première contre la seconde sera forcément floué. Un esclave ne vit jamais en sécurité.
Jean-Noël Cuénod

LA VIDEO DE VANESSA CODACCIONI

[1] Depuis le début de l’année, on compte 52 suicides de policiers ; en moyenne, cette triste statistique ne dépassait pas 40 cas par an (à lire https://www.huffingtonpost.fr/entry/marche-de-la-colere-police-suicide_fr_5d93631ce4b0e9e7605343f0)

[2] Selon une enquête de l’Association Soins aux Professionnels de Santé-SPS, un quart des soignants ont été traversés par des idées suicidaires, du fait de leur travail, au cours de leurs carrière (à lire https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/24780-Suicides-soignants-l-hopital-inquietante-tendance-fond

[3] Ce constat est d’autant plus inquiétant que les maires et autres élus locaux sont en général apprécié par la population, bien plus que les autres responsables politiques (à lire https://www.la-croix.com/France/Politique/Le-Senat-chevet-maires-victimes-violences-tout-genre-2019-10-02-1301051528)

[4] Lire aussi cet article du Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/05/attaque-au-couteau-le-spectre-d-un-radicalise-de-l-interieur-destabilise-la-prefecture-de-police_6014298_3224.html

[5] Attribuée semble-t-il à tort à Marc Aurèle.

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