Entre deux états du Vivant ©JNC_Forge de la Poésie

Il est des événements qui déclenchent dans notre trop faible for intérieur des vagues successives de souvenirs douloureux. Nous ne les avions pas oubliés – ils sont inoubliables – seulement mis de côté pour en atténuer les brûlures. Et voilà qu’ils reviennent en ressacs à la défaveur de la lecture fortuite d’une info jetée dans le flux des médias.

FaceBook vient de diffuser la lettre d’adieu d’un journaliste et politicien suisse, Fathi Derder, qu’il a rédigée juste avant de mettre fin à ses jours, à l’âge de 54 ans.

Ne connaissant cet ancien confrère que de nom, je m’abstiendrai de tout commentaire, sinon pour transmettre à ses proches ma plus profonde sympathie. Le site Watson a écrit ce qu’il fallait dire de cet événement qui bouleverse la Suisse romande.

En lisant cette missive ultime – car on ne résiste pas à cette tentation –, la honte de s’être placé dans la position du voyeur cède le pas à un sentiment plus fraternel, celui d’accompagner, cœur serré, un homme dans les dernières étapes de sa vie.

Un homme, connu que de très loin, et qui, tout d’un coup, surgit en portrait serré dans la focale des sentiments.

Lent tourbillonnement dans le cœur

Après avoir suivi sur les réseaux sociaux cette errance dont on sait l’issue, c’est la grande valse des Dernières Fois qui entame son lent tourbillonnement dans le cœur. Toutes les Dernières Fois de celles et ceux de nos proches qui avaient fixé leur minute ultime pour échapper aux étreintes des souffrances. Toutes les Dernières Fois des condamnés à la peine capitale dont la justice avait coché pour eux le dernier jour sur le calendrier.

– Cette sœur qui s’est arrachée à la schizophrénie en se jetant de la fenêtre d’un cabinet dentaire neuchâtelois.

Dernière fois qu’elle s’habille dans sa chambre d’hôpital et qu’elle ferme la porte au nez des routines quotidiennes.

Dernière fois qu’elle franchit le seuil de la clinique de Préfargier.

Dernier regard sur le lac de Neuchâtel et ses couleurs d’ardoise et d’azur.

Dernière brise sur la peau.

Dernier ascenseur vers le cabinet dentaire. Une porte se ferme. Une autre s’ouvre sur la salle d’attente. D’attente, en effet. Guetter le moment où la vigilance de l’accompagnateur faiblit. Et se jeter par la fenêtre que la chaleur avait laissée ouverte.

– Ce beau-frère et ami de toujours dont les métastases d’une tumeur rendaient invivable la vie.

Derniers sourires vers les hérons qui s’ébrouent dans la fraîcheur matinale.

Dernier regard sur le Salève qui perd un instant son caractère familier pour revêtir son rôle de passeur d’âmes.

Dernière pomme du jardin croquée avant…

– Et ce Maurice Elcy, dernier condamné à mort de Genève…Ecrire un bouquin(1) sur lui ne m’a nullement délivré de sa valse des Dernières Fois.

Dernière fois qu’il se lève du grabat de sa cellule et enfile ses vêtements comme un automate.

Dernier coup d’œil sur le ciel bleu au-dessus du Bourg-de-Four qui secoue les tapis de la nuit… Il fera beau aujourd’hui.

Dernier jeu avec le chaton de la prison de l’Evêché. Et c’est bientôt l’heure.

Dernière accolade au pasteur Borel au pied de l’échafaud, place de Neuve. Et tombe la lame.

Sacralisation des gestes quotidiens

Les gestes les plus quotidiens deviennent sacrés, sachant qu’on ne les répétera plus. Ils marquent la limite qui va bientôt être franchie, non pas entre la mort et la vie, mais entre deux états du vivant. Car la mort, c’est encore du vivant qui permet à la vie de persévérer dans son être.

Mais il y a bien deux états, l’un que l’on a éprouvé et l’autre dont nous ignorons tout. La mort, c’est un grand saut dans l’inconnu. En connaître la date élève chaque instant au rang d’élément d’une liturgie, d’un rituel. Le moindre brin d’herbe qui frémit sous un dernier regard dit sa part d’éternité.

Jean-Noël Cuénod

¹ Le dernier amant de la Veuve – Mort et vie de Maurice Elcy. Editions Slatkine.