Au-delà de leurs différences, les nouvelles formes plurielles de fascismes partagent entre elles de nombreux points communs. Parmi ceux-ci, la lutte contre l’Etat de droit. C’est une constante qui s’est toujours vérifiée : jadis comme aujourd’hui, l’un des premiers actes des fascistes une fois parvenu au pouvoir, est de dynamiter les contre-pouvoirs.
L’Etat de droit, c’est le corpus des règles de la vie commune qui s’appliquent à tous, ordonnées par des institutions distinctes du pouvoir politique central. C’est aussi le principe de la primauté du droit sur l’ensemble de la société, y compris les dirigeants qui ont un pouvoir d’autorité ou d’influence. Il n’y a pas d’Etat de droit authentique et effectif dans un pays sans contre-pouvoirs à la puissance publique exercée par le gouvernement central.
Le parlement pourrait être considéré comme le premier des contre-pouvoirs, à la condition qu’il soit réellement séparé de l’exécutif. Tel est le cas aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse et dans les démocraties où domine la culture protestante. Mais tel n’est pas le cas en France où le sort du parlement est trop lié à celui du gouvernement pour être considéré comme un véritable contre-pouvoir.
L’institution judiciaire est le contre-pouvoir le plus actif, dans la mesure – cela va de soi – où elle est indépendante du gouvernement central. Les collectivités locales aussi tiennent souvent le rôle de contre-pouvoir face au gouvernement central. Cela se vérifie surtout dans les Etats à structure fédéraliste.
A cette liste, il faut ajouter les nombreux organes non-institutionnels comme les syndicats, les associations professionnelles, voire les organisations non-gouvernementales de défense de l’environnement, par exemple.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un autre contre-pouvoir est apparu : les organismes de régulation des Traités internationaux ; le plus célèbre d’entre eux étant la Cour européenne des droits de l’homme chargée d’appliquer la Convention européenne des droits de l’homme aux 47 Etats membres du Conseil de l’Europe (qui n’a rien à voir avec l’Union européenne ; la Suisse, la Russie, la Turquie, l’Ukraine en font partie). La CEDH a parfois contraint les Etats à éliminer l’arbitraire de leurs dispositions légales.[1]
Ces corps intermédiaires jouent donc le rôle de filtres entre le Centre et ses administrés. De filtres mais aussi de recours contre l’arbitraire qui suit comme son ombre tout pouvoir quel qu’il soit et aussi bien intentionné qu’il se montre.
Pour l’autocrate, ces filtres constituent un obstacle insupportable, un écran nuisible entre sa personne et le peuple. Vils empêcheurs de gouverner en rond, voire en carré! Aussitôt hissés au pouvoir, Hitler, Mussolini, Franco – sans oublier Lénine et Staline pour la version rouge du fascisme – ont démantelé les tribunaux, la presse indépendante, les syndicats, tous les corps intermédiaires, afin de faire place nette entre le pouvoir central et ses sujets –Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer– sous le fallacieux prétexte que cette fausse proximité permet au dictateur d’être au contact de ses administrés et de mieux connaître leurs besoins. Pour la version communiste autoritaire, les contre-pouvoirs ne sont qu’une émanation de l’Etat bourgeois et doivent, à ce titre, être éradiqués afin que le Parti soit en prise directe avec la classe ouvrière et ses alliés.
L’emballage est de couleur différente. Mais le résultat est le même : dépourvu d’instances de refuge et privé des espaces de liberté offerts par la concurrence entre les pouvoirs, le peuple est livré pieds et poings liés à la tyrannie.
Fascismes et « Ur-fascisme »
Il existe une forme de fascisme originel qui remonte à bien plus loin que celle « inventée » (au sens où celui qui trouve un objet est, juridiquement parlant, un « inventeur ») par Mussolini, il y a près d’un siècle. Cette forme originelle, le très regretté Umberto Eco dans « Reconnaître le fascisme » (Editions Grasset) – la nomme « Ur-fascisme » soit le « fascisme des origines » : Pour l’Ur-fascisme, les citoyens en tant que tels n’ont pas de droits, et le « peuple » est conçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la « volonté commune ». Puisque aucune quantité d’êtres humains ne peut posséder une volonté commune, le Leader se veut leur interprète. »
Rien n’est plus fragile que la démocratie. Dès les origines de l’humanité, le pouvoir exercé par un homme sur les autres s’accomplit par la force. C’est simple, c’est direct. « Je suis le plus costaud. Donc le pouvoir m’appartient ». Le système s’est sophistiqué avec les armes de la rhétorique (…et les armes tout court !), mais la violence originelle demeure aussi tyrannique. C’est peut-être cela, l’« Ur-fascisme ».
Au fil des siècles, la démocratie est parvenue à canaliser cette « Ur-violence » par la concurrence entre les partis et le recours aux urnes, afin de rendre la vie sociale… plus vivable et plus…sociable ! Mais cela réclame un corpus de lois et une intrication des pouvoirs et contre-pouvoir fondés sur un large consensus. Or, c’est ce consensus qui est en train de s’étioler dans les démocraties, comme il s’était estompé en 1933 lorsque le peuple en votant Hitler a perdu tous ses contre-pouvoirs et par conséquent, sa souveraineté. Aujourd’hui encore « les dindes plébisciteront-elles Noël » ?
Jean-Noël Cuénod
(A suivre)
[1]Le 25 novembre, les Suisses seront appelés aux urnes pour accepter ou rejeter l’initiative du parti d’extrême-droite UDC intitulée « Le droit suisse au lieu de juges étrangers » qui vise notamment la Cour européenne des droits de l’homme. C’est l’exemple-type de l’initiative qui, sous prétexte de donner la parole aux citoyens, risque de les plonger dans l’arbitraire du pouvoir.