La laïcité, ce n’est pas forcément ce que vous croyez !

107817267  

Ci-dessous, le texte de la conférence prononcée par le soussigné lors d’une conférence publique qui s’est tenue le 27 avril 2016 à l’hôtel Dante à Lugano. Elle était organisée par les Loges Il Dovere et Brenno Bertoni; cette réunion était ouverte à tous, maçons et non-maçons.

La laïcité, ce n’est pas forcément ce que vous croyez, tel est le titre de cet entretien. Mais tout d’abord, d’où vient le mot laïcité ?
Il est d’invention récente puisqu’il apparaît en France pour la première fois en 1871, soit aux premières heures de la IIIe République. Ce néologisme a été forgé dans le contexte de la lutte entre les républicains anticléricaux et la puissante Eglise catholique française qui soutenait la monarchie. Les autres langues n’ont utilisé ce vocable qu’à partir du français et ont encore bien du mal à l’introduire dans leur appareil lexical, comme l’arabe. Il faut dire que la notion d’une séparation entre la reli-gion et l’Etat est difficilement saisissable par la théologie musulmane. Par exemple, lorsque le régime d’Atatürk a imposé la laïcité en Turquie durant l’entre-deux-guerres, les juristes turcs ont dû s’inspirer directement du français pour former dans leur langue le terme de laiklik.
En français, le terme « laïcité » dérive de l’adjectif « laïc » qui est, lui, beaucoup plus ancien et provient du grec laïkos signifiant «peuple» par opposition à klericos désignant les détenteurs du pouvoir sacré.
Toutefois, si ce mot est de création récente, la notion qu’il désigne est, elle, vieille comme les Évangiles. On retrouve l’idée de séparation entre le temporel et le spirituel dans la célèbre réponse de Jésus dans Marc au chapitre XII, verset 17 : Rendez à Dieu ce qui lui appartient et à César ce qui lui revient.
Voilà pour l’origine du mot. Mais que signifie-t-il vraiment ? Je vous propose cette définition établie par le Groupe de travail sur la laïcité (GTL), qui a rédigé un rapport au Conseil d’Etat genevois en vue d’inscrire ce principe dans les textes législatif et réglementaire :

«La laïcité est un principe séparant l’Etat des communautés religieuses; celles-ci n’interviennent pas en tant que telles dans les affaires de l’Etat ; celui-là n’intervient pas dans les affaires des institutions religieuses, sauf à faire respecter la loi, comme pour n’importe quelle autre personne morale».
La définition précise ensuite que la laïcité ménage «un espace où les fidèles des différentes communautés religieuses, les personnes professant l’athéisme, celles choisissant l’agnosticisme ainsi que les tenants de systèmes de pensée ou philosophiques de toute nature peuvent échanger, débattre, évoluer en tant que citoyens, sans chercher à imposer leurs convictions par la contrainte, la menace ou le harcèlement».

La laïcité sous ses formes les plus diverses comprend donc au moins deux éléments de base indissociables : d’une part, la séparation entre l’Etat et les institutions religieuses ; d’autre part, la liberté de conscience. Si l’un des deux manque, il n’y a pas de laïcité. Toutefois, même en régime séparé, quelle que soit la forme de l’Etat et quelle que soit la forme de l’institution religieuse, les deux interagissent puisqu’ils sont l’un et l’autre des composantes essentielles de la vie sociale.

Comment un Etat laïque doit-il entretenir ses relations avec les communautés religieuses établies sur son territoire? Les situations sont si nombreuses qu’il faudrait plusieurs tomes pour répondre de façon complète. En tout cas, ces relations réclament du doigté, de la part de tous les protagonistes. Comme le signale le rapport du Groupe genevois de travail sur la laïcité, sur le plan pratique, «où placer le curseur de la laïcité? Trop de rigidité suscite de multiples oppositions au nom de la liberté d’expression; trop de souplesse encourage les intégristes à occuper l’espace public pour tenter d’imposer leur croyance.»
Quatre principes au moins doivent être respectés impérativement, à savoir :
– que l’Etat ne partage pas son pouvoir avec une ou des communautés religieuses;
– que celles-ci conservent leur liberté vis-à-vis de l’Etat avec le droit pour seule limite;
– que l’Etat respecte sa neutralité vis-à-des communautés religieuses en les considérant toutes de façon égale;
– que la loi commune s’impose aux coutumes particulières.

La délicate étape des définitions étant passée, j’aborderai quatre autres points :1. De fausses idées sur la laïcité, 2. Les paradoxes de la laïcité, 3. La Suisse et sa Constitution incohérente, 4. L’extension de la liberté de conscience.

1. De fausses idées sur la laïcité

Le sociologue français Jean Baubérot, distingue la laïcité légale de la laïcité narrative. La première se réfère directement aux textes législatifs, réglementaires ou jurisprudentiels; la seconde est une reconstruction plus ou moins fantasmagorique de cette notion par les médias et la rhétorique des politiciens.
Ainsi, sont nées de nombreuses fausses idées et autres confusions qui tendent à rendre la laïcité illisible. En voici un florilège.

Sécularisation. Ce terme est souvent confondu, à tort, avec la laïcité. La sécularisation signifie la perte d’influence de la religion sur la vie collective. L’Angleterre ou le Danemark, par exemple, ne sont pas laïques, dans la mesure où ces deux pays vivent sous le régime de la religion d’Etat (l’anglicanisme pour l’une, le protestantisme luthérien pour l’autre). En revanche, ils connaissent le même processus de sécularisation que leurs voisins européens.

Athéisme. La lettre d’un lecteur français de l’hebdomadaire Marianne (25 février 2006) illustre fort bien cette confusion qui fait de la laïcité une arme au service de l’athéisme. Elle est ainsi rédigée : (…) C’est le devoir des démocrates laïques de lutter contre l’emprise des religions et même contre l’idée de Dieu. Avant de pouvoir étendre la démocratie, il faut déreligionniser la planète. Eh bien, non! Le but de la laïcité n’est pas – et n’a jamais été – de promouvoir l’athéisme. Elle n’a, vis-à-vis de l’existence ou de la non-existence de Dieu, aucune position; son propos n’est pas d’intervenir dans un débat philosophique; elle n’est pas l’arbitre des élégances théologiques ou athéologiques.

Un moyen de lutte contre l’islam. C’est la confusion préférée du Front national en France. Alors que ce parti d’extrême-droite comprend de nombreux intégristes catholiques et qu’il ne défendait guère la laïcité républicaine, le voilà qui parsème ses discours de considérations laïques et même laïcardes depuis l’arrivée à sa tête de Marine Le Pen. Mais, en ce cas, la laïcité est pervertie en argument islamophobe. Il s’agit de lutter contre la présence en France de la religion musulmane. Et par islamophobie, il faut entendre moins la critique d’une religion – qui reste légitime – que l’expression déguisée d’un racisme anti-arabe.

Un prétexte pour ignorer le phénomène religieux. La tentation peut être grande pour un fonctionnaire de prendre prétexte de la laïcité afin de ne pas entrer en matière avec des communautés religieuses. Mais la laïcité n’invite pas l’Etat à tout ignorer du fait religieux. On a vu d’ailleurs à quel point les autorités cantonales et fédérales en Suisse ont été prises au dépourvu par les massacres de la secte OTS commis, notamment, à Cheiry (FR) et Salvan (VS) en 1994.
Il n’y a pas de rapport de subordination entre Etat et religion, mais cela ne signifie pas l’absence de tout rapport entre eux! L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté d’expression religieuse. Dès lors, pour permettre cette libre expression, sans que cela ne trouble l’ordre public ou la paix confessionnelle, l’Etat doit bien prendre langue avec les communautés religieuses et ne saurait se confiner dans une superbe ignorance ombrée d’indifférence.

2. Les paradoxes de la laïcité

La laïcité, comme toute activité humaine, fourmille de paradoxes. En voici quelques uns qui contredisent les clichés qui la déforment.

La France et ses entorses à la laïcité. La Constitution française fait sienne la laïcité dès son article premier : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
Comme nous l’avons constaté au début de cette conférence, le mot «laïcité» a été créé en France dès 1871, au moment de la chute du Second Empire et des premiers balbutiements de la IIIe République. Ce néologisme a été forgé dans le contexte de la lutte entre les républicains anticléricaux et la puissante Eglise catholique française qui soutenait la monarchie. En 1905, la France s’est dotée de la Loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905. Loi remarquable, à la fois par sa clarté, sa cohérence et sa souplesse.
Car elle n’en manque pas, de souplesse! Ainsi, contrairement à la Suisse et à Genève, la France dispose d’un ministère des Cultes, fonction dévolue au ministre de l’Intérieur, chargé de la sécurité. Ce titre n’est pas que symbolique. En 2003, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy a participé très activement à la création du Conseil français du culte musulman (CFCM), l’idée initiale venant d’un autre ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, en 1999. Il reste à savoir si cette intrusion de l’Etat dans l’organisation d’une religion était vraiment une bonne chose ! En tout cas, le gouvernement français était nettement sorti du cadre de la laïcité à cette occasion.
Alors même que la Loi de séparation des Eglises et de l’Etat, adoptée en 1905, prévoit que l’Etat ne salarie ni ne subventionne aucun culte (article 2), la France a maintenu le régime concordataire (qui ressemble à celui en vigueur dans plusieurs cantons alémaniques) en Alsace-Moselle pour des raisons historiques. Dès lors, la France laïque y reconnaît les cultes catholiques, protestants et juifs et… y salarie leurs officiants.
Mais il n’y a pas que l’Alsace-Moselle. En Guyane, l’Etat français prend aussi en charge le salaire des ministres du culte, mais uniquement au profit de l’Eglise catholique.
A Mayotte, il rémunère les cadis (juges musulmans).
A Saint-Pierre-et-Miquelon, en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, l’Etat français finance également les différentes communautés religieuses présentes sur ces territoires.
Sur un plan plus général, l’Etat accorde des subventions à l’enseignement privé qui est principalement d’essence religieuse et très majoritairement catholique. Il salarie aussi les aumôniers civils (hôpitaux, prisons) et militaires appartenant aux principales religions en présence sur sol français (catholicisme, islam, judaïsme, protestantisme, et même bouddhisme).
Dès lors, le modèle français n’est pas aussi laïque que l’image que nous en avons. Une fois de plus, constatons que la «laïcité légale» est une chose et que la «laïcité narrative» en est une autre, fort différente.

Les Etats-Unis, plus laïques que la France? Alors, que la France politique aime à proclamer son anticléricalisme, les politiciens américains ne cessent de mettre Dieu à toutes les sauces rhétoriques. Ils mâchent du divin comme s’il s’agissait d’un chewing-gum. Voilà pour l’apparence. Mais en réalité, les Etats-Unis sont incontestablement un pays laïque au regard de ses lois.
Certes, les Pères fondateurs de la Constitution fédérale n’ont pas inventé le mot «laïcité» mais, 114 ans avant la France, ils ont garanti la séparation des Églises et de l’État fédéral en adoptant en 1791 le premier amendement qui prévoit cette mesure. Outre la séparation, cet amendement consacre la pleine liberté de conscience et confirme l’absence de toute religion d’Etat. Thomas Jefferson, le troisième président des Etats-Unis, considérait que ce premier amendement érigeait «un véritable mur de séparation entre l’Église et l’État». Pour faire respecter ce «mur», les juges de la Cour suprême ont toujours refusé la prière à l’école, les subventions étatiques aux écoles confessionnelles – contrairement à la France – et la présence de symboles religieux dans l’espace public.
De même, à son article 6, la Constitution américaine de 1787 a d’emblée exclu la discrimination religieuse en matière d’emplois publics: Aucune déclaration religieuse spéciale ne sera jamais requise comme condition d’aptitude aux fonctions ou charges publiques sous l’autorité des Etats-Unis»
Certes, l’Amérique a pris, elle aussi, ses libertés vis-à-vis de sa laïcité originelle en choisissant pour devise In God we Trust. Elle ne figure pas dans le texte fondateur des Etats-Unis et a été adoptée fort tardivement par le Congrès, en 1956. De même, les télévisions ont popularisé la scène montrant le nouveau président américain en train de prêter son serment d’investiture sur la Bible. Toutefois, comme le remarque dans une interview au Point (12 mars 2012) le politologue français Daniel Lacorne , cela n’est pas prévu par la Constitution des Etats-Unis. C’est une coutume empruntée au parlementarisme anglais et inaugurée par George Washington, le premier président de la nouvelle République fédérale. John Quincy Adams, le sixième président des États-Unis, ne prêta pas serment sur la Bible, mais sur un recueil de lois. Un autre élu, le représentant démocrate du Minnesota, Keith Ellison, a prêté serment en 2007 sur un exemplaire du Coran. Chacun fait ce qui lui plaît.

La Turquie, un pays pas si laiklik que ça! Lorsqu’en 1923, la révolution emmenée par Mustafa Kemal Atatürk fonde la République turque sur les décombres de l’Empire ottoman, la laïcité fait partie de l’arsenal destiné à moderniser le pays. La Constitution de 1937 définit la Turquie comme un Etat «républicain», «national», «populaire», «étatiste», «laïque» et «réformateur». Les juristes turcs ont dû s’inspirer directement du français pour former dans leur langue, le terme de laiklik. Dès lors, – du moins jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan dès novembre 2002 et de son parti islamo-conservateur AKP –, la Turquie était présentée comme «l’autre pays de la laïcité». Toutefois, avant même le règne d’Erdogan, la laïcité turque présentait des traits tout à fait spécifiques.
Dès le début de la nouvelle République, la politique de son fondateur Atatürk consistait à donner à l’Etat les instruments pour maîtriser la sphère religieuse, qui était encore tout imprégnée par les fumées ottomanes et demeurait très influente au sein de la population. La maîtriser, la soumettre s’il le faut, mais sans se séparer d’elle, ce qui constitue une différence de taille par rapport à Genève et à la France. Il existe depuis 1924 une «présidence des affaires religieuses» (Diyanet Işleri) de l’Etat turc qui contrôle étroitement les activités des imams et leur formation. Donc, si l’on conçoit que la laïcité a pour base la séparation entre l’Etat et la religion, on peut légitimement se demander si la Turquie kémaliste répond à cette définition.
De plus, après l’accession d’Erdogan à la tête du gouvernement, puis à la présidence de la République, cette «laïcité légale» ne cesse d’être vidée de sa substance. Laiklik, la Turquie? Mais pour combien de temps encore? En effet, lundi soir (25 avril 2016) le président du parlement turc, Ismail Kahraman, a demandé l’abandon de la laïcité, dans le contexte de la réforme constitutionnelle souhaitée par le président Erdogan.

3. La Suisse et sa Constitution incohérente

En Suisse, les relations entre l’Etat et la religion ressortissent à la compétence des cantons. Par conséquent, notre pays dispose de presque tous les cas de figure possibles en matière de relations entre autorités publiques et communautés religieuses. Seuls Genève et Neuchâtel vivent sous le régime de la séparation et peuvent être considérés comme laïques. Tous les autres cantons ne le sont pas puisqu’ils reconnaissent de deux (généralement les Eglises catholique-romaine et protestante) à cinq (outre ces deux Eglises, la catholique-chrétienne et les deux communautés juives, dont la libérale, comme à Zurich) communautés religieuses. Le bouddhisme comprend 52,2% de fidèles de nationalité suisse et l’islam figure au troisième rang des religions recensées sur notre sol. Malgré cela, aucun canton ne les reconnaît.
Sur le plan fédéral, la Confédération ne s’occupe donc pas de religion. En principe. Mais le préambule de notre Constitution commence par ses mots : Au nom de Dieu Tout-Puissant . Et il y a nettement plus gênant. Les relations entre l’Etat et les communautés religieuses sont régies par l’article 72; trois alinéas le composent :
1 – la réglementation des rapports entre l’Eglise et l’Etat est du ressort des cantons ;
2 – dans les limites de leurs compétences respectives, la Confédération et les cantons peuvent prendre des mesures propres à maintenir la paix entre les membres des diverses communautés religieuses ;
3 – la construction des minarets est interdite.

Cet alinéa 3 tranche singulièrement sur le caractère général des deux autres. Faut-il rappeler qu’il a été ajouté à la suite du succès de l’initiative populaire contre les minarets le 29 novembre 2009, adoptée par 57% des votants? D’un côté, la Constitution dit que les religions ne la concerne pas : «voyez avec les cantons». Et de l’autre, elle interdit à une confession particulière, l’islam en l’occurrence, de ne pas utiliser un élément de son architecture traditionnelle. Où est la logique? La volonté populaire est sacrée, certes. Mais elle a introduit dans la Constitution un élément religieux, alors que, justement, ce texte voulait éviter d’intervenir dans ce domaine. La porte est ainsi laissée ouverte à l’introduction d’autres normes de ce type. Ce n’est certes pas le meilleur moyen de préserver la paix confessionnelle à laquelle ce pays, longtemps partagé entre deux confessions antagonistes, ne cesse d’aspirer.

Au Tessin, le crucifix dans les écoles publiques avait soulevé naguère maintes polémiques.
Rappelons que si les cantons disposent d’une large compétence en matière de rapport entre l’Etat et les institutions religieuses, il y a néanmoins des limites comme l’explique le professeur genevois de droit public François Bellanger, dans l’un de ses travaux :
« Les écoles publiques, placées sous la responsabilité de la Confédération, des cantons et des communes doivent appliquer strictement le principe de la neutralité confessionnelle (…).
L’enseignement religieux à l’école ne peut être que facultatif. Pour ces motifs, la présence d’un crucifix dans une salle de classe est contraire à la neutralité confessionnelle de l’école, car celui qui la fréquente peut voir dans ce symbole la volonté de se référer à des conceptions chrétiennes dans le cadre de l’enseignement »
D’ailleurs Le Tribunal fédéral avait en 1990 décroché le crucifix qui ornait les salles de classe d’une école publique tessinoise de la commune de Cadro.
Le Tessin a aussi retenu l’attention sur un autre point, la délicate question des rapports avec l’islam.
En septembre 2013, les Tessinois ont accepté à 65,4 % une initiative populaire qui reprenait presque mot pour mot la loi française interdisant le port de la burqa et du niqab (voile intégral) dans l’espace public. Pour l’instant, cette loi reste de portée avant tout symbolique, car aucun cas de musulmanes voilées intégralement n’avait été constaté au Tessin qui ne comprend que 6000 personnes de confession isla- mique sur 335 720 habitants. Les rares exemples étaient offerts par quelques touristes de passage à Lugano. On compte sans doute plus de soccoli à Ryad que de niqab à Lugano! De l’aveu même des initiants, il s’agissait d’agir à titre préventif, notamment à l’endroit des musulmans installés dans l’Italie voisine.
Je ne sais pas ce qu’il en est au Tessin, mais depuis que la burka est interdite, je n’en ai jamais vu autant à Paris, surtout aux alentours de la Gare du Nord ou dans certaines cités de banlieue. Si l’on adopte une loi, alors appliquons-la. La non-application des lois par l’Etat entraîne l’inobservance des lois par les citoyens !
En outre, je crois que l’enseignement de l’Histoire des religions dans les écoles est aussi un sujet de préoccupation dans votre beau canton.
Même laïque, le pouvoir politique ne saurait se désintéresser des religions qui, directement ou indirectement, influencent le comportement collectif des citoyens. Si l’Etat – du moins dans la conception
genevoise de la laïcité – ne saurait financer, même partiellement, des écoles religieuses, il n’en demeure pas moins que se pose la question de l’enseignement du fait religieux dans l’enseignement public.
C’est ainsi qu’à Genève, on n’enseigne pas l’Histoire des Religions, on enseigne l’histoire du fait religieux. Il y a là plus qu’une nuance. Pour savoir de quoi, il retourne, voici une explication donnée par deux anciens députés au Grand Conseil genevois, François Thion et Vesca Olsommer :
L’enseignement du fait religieux doit permettre de comprendre les autres systèmes de pensée, comme la pensée scientifique, le scepticisme ou l’athéisme, par exemple. Exposer une pluralité de points de vue, dans le cadre de l’enseignement scolaire permet de mieux connaître l’autre, de dépasser les préjugés pour intégrer d’autres critères et d’autres comportements. Il s’agit d’établir une distinction entre ce qui relève de la conviction, de la doctrine et, respectivement, de la connaissance. Mieux les identifier permet de mieux les défendre, d’éviter les comportements sectaires et les dérives religieuses.(…) Il s’agit d’enseigner des savoirs et non des religions (…)

4. L’extension continue de la liberté de conscience

La laïcité se trouve donc souvent là où on ne l’attend pas et parfois elle ne se trouve pas là où on l’attend. Ainsi, il n’existe pas une laïcité «substantielle», intemporelle, pur produit du ciel des idées mais des enjeux politiques et sociétaux qui interpellent continûment les aménagements des régimes de laïcité, comme l’explique Jean Baubérot dans son ouvrage Laïcité sans frontières paru aux éditions du Seuil.
La laïcité est tout le contraire des intégrismes. Et ceux qui, se réclamant d’elle, veulent imposer leur vision antireligieuse du monde sont des imposteurs. Certes, la vision antireligieuse et athée du monde est aussi légitime, au regard de la laïcité, que les croyances religieuses. Elle doit d’ailleurs être défendue lorsqu’elle est attaquée, comme dans certains pays dominés par l’intégrisme musulman. Mais elle n’est pas la laïcité. L’athéisme mérite protection et considération, comme les autres formes de pensée. Ni plus ni moins.
De même, ceux qui transforment la laïcité en arme de combat contre l’islam la trahissent et cherchent à la pervertir. L’islam en Europe et en Suisse doit aujourd’hui s’adapter à un environnement où il entre en concurrence avec d’autres religions, avec l’athéisme, avec l’indifférence religieuse. La laïcité peut l’y aider, à la condition bien sûr, que ses fidèles l’acceptent comme une chance et non pas comme une contrainte à éviter dès que possible.
La laïcité, c’est avant tout l’extension continue de la liberté de conscience.

Jean-Noël Cuénod

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *