Nous vivons dans un monde où ce qui n’est pas utile doit être banni. La guerre est utile, puisqu’elle permet à l’industrie de tourner à plein régime et à la recherche scientifique appliquée de progresser. Les intrans toxiques sont utiles puisque grâce à eux l’industrie agricole vend plus et moins cher.
Les pauvres aussi sont utiles. Ils permettent à ceux qui ne le sont pas ou qui le sont moins de se rassurer par comparaison.
Si ces pauvres sont, en plus, étrangers, ils peuvent alors servir de boucs émissaires, très utiles aux pouvoirs pour servir de dérivatifs aux colères populaires.
Utile, la laideur…
Utile, la laideur qui plombe les villes nouvelles et les zones commerciales? Bien sûr, puisqu’elle démobilise et empâte les esprits!
Comment dénicher une échancrure de ciel bleu dans cette grisaille? A quoi bon se battre si tout désir, tout espoir sont étouffés sous cette chape? Autant crever à petits feux dans la routine des fumettes et des ivresses sans l’Ivresse.
Pendant ce temps-là, les possédants publics et privés touchent les dividendes de notre déprime.
Et les réseaux sociaux? Très utiles aux maîtres des algorithmes qui peuvent ainsi vendre leur came tous azimuts à des consommateurs qui multiplient les dialogues de sourds entre ego et s’emprisonnent dans leur silo de nouvelles frelatées.
La gueule-de-bois mentale
Ça distrait, c’est vrai, pendant un moment. Le défilé des images développe ce caractère hypnotique qui tue le temps. Mais on en sort plus morne qu’avant avec une gueule-de-bois mentale carabinée.
L’utile l’est toujours quand il s’agit d’asseoir les diverses formes de domination. C’est pourquoi tous les pouvoirs totalitaires ou autocratiques, en font la promotion.
Fort logiquement, ils fustigent l’inutile et, d’une manière générale « tout ce qui ne sert à rien », c’est-à-dire tout ce qui ne sert pas à leur perpétuation.
Survie et sous-vie
L’utile relève de la survie et entend que les humains ne quitte pas cet état.
Survie? Sous-vie plutôt! Seuls l’inutile et le geste gratuit rendent vivables la vie. Et la beauté? « On n’en mange pas », disait-on jadis. Elle constitue le point culminant de l’inutile. Certes, les marchands d’art s’efforcent de la rendre utile mais les tableaux qu’ils vendent finissent trop souvent dans les coffres étanches des ports-francs. Leur beauté meurt dans ces prisons.
Qu’elle est belle, la beauté qui ne se vend pas! Elle s’offre au premier regard qui sait la reconnaître. La voilà dans une flaque d’huile sur un trottoir dont les reflets moirés enchantent le regardeur. Elle surgit au détour d’une rue baignée de soleil, palpite dans un brin d’herbe ivre de rosée, éclate dans le rire d’un enfant.
Sources et ressources
Alors que la laideur démobilise par la désespérance qu’elle induit, la beauté ressource l’esprit humain par son alchimie avec le rêve, cette puissance cachée en nous qui ne demande qu’à respirer à la surface de notre conscience. La poésie est le sang de la beauté, elle l’irrigue et lui donne forme humaine. Ainsi que l’écrivait André Breton dans son poème « Sur la route de San Romano »:
L’étreinte poétique comme l’étreinte de chair
Tant qu’elle dure
Défend toute échappée sur la misère du monde.
L’actuelle société médiamercantile s’efforce de rabaisser à son misérable niveau, cette force trinitaire – l’amour, la poésie, la beauté. Mais l’humain qui en est pénétré devient imperméable aux tentatives de séduction de ce bas-monde.
La révolution? Pour quoi faire?
Cette force secoue tous les jougs, même ceux taillés par tous les gardiens de nos prisons. Et un rayon de soleil en hiver peut déclencher la révolution.
Mais pour en faire quoi? Changer les pantins des pouvoirs pour les remplacer par d’autres, parfois pire? Merci bien, on a déjà donné! Le monde utile ne serait que reconduit sous d’autres oripeaux, c’est tout.
La seule révolution qui vaille est intérieure, ce lieu sacré de l’inutile. Cherchez le libre dieu en vous. Et trouvez-le.
Jean-Noël Cuénod