Le Laid colle au global-capitalisme médiacrate comme un porte-flingue veillant sur son « capo mafia ». Mieux, il fait partie de lui, devient son principal agent dans l’asservissement systématique de nos esprits. « La Beauté sera convulsive ou ne sera pas » disait André Breton. Elle est désormais révolutionnaire.
Plus que toute autre métropole mondiale, Paris et ses dépendances alentour offrent contraste entre la Beauté urbaine la plus parachevée et le Laid suburbain le plus déprimant. Un contraste saisissant par la brutalité de sa frontière illustrée par le Périph’ qui a remplacé les Fortifs’ du temps jadis.
Et c’est quoi la Beauté?
« Ah la Beauté, tu en as plein la bouche. Et c’est quoi la Beauté, hein? » Et vous demandez ça à un Plouc? Vous risquez d’être bien déçus…
Accrochons-nous plutôt à la définition du Centre national des ressources textuelle et lexicales (CNRTL):
La Beauté ou le Beau (1) est ce qui cause une vive impression capable de susciter l’admiration en raison de ses qualités supérieures dépassant la norme ou la moyenne.
Cette « vive impression » est systématiquement liée à l’ « émotion esthétique », qui signifie aussi « émotion provoquée par la beauté ». Outre le caractère un peu redondant de l’épithète « esthétique », elle risque d’affadir le caractère éruptif de l’apparition de la Beauté dans le cœur de l’humain (c’est-à-dire au centre de son être).
Dès lors, le prophète André Breton – dont le centième anniversaire de son Premier Manifeste du Surréalisme sera, espérons-le, commémoré cette année (2)– a touché le centre de la cible avec l’ultime phrase, écrite en majuscules, de son Nadja: « LA BEAUTÉ SERA CONVULSIVE OU NE SERA PAS ».
Le spasme vers l’ « état de poésie »
Sa perception fait naître chez celui ou celle qui en est traversée une sorte de convulsion ou de spasme qui le propulse au-dessus de la monotonie quotidienne et vers ce que le grand poète genevois Georges Haldas nommait « l’état de poésie ».
Cette Beauté convulsive – le fantôme de Breton va m’étrangler, sortons nos chaînes d’ails – relève du Divin (3), c’est-à-dire qu’elle réunit dans son spasme la transcendance et l’immanence.
Dans L’Encyclopédie, Diderot distinguait nettement la Beauté du joli. La Beauté impressionne. Le joli plaît.
Le joli est toujours harmonieux, en ce qu’il est « en harmonie » avec les canons esthétiques d’une époque. Il est « régulier ». Régularité des traits, des formes, des sons.
La Beauté n’est pas forcément harmonieuse
La Beauté ne l’est pas forcément, harmonieuse. Elle peut l’être. Ou pas. Si elle est « régulière », harmonieuse, c’est presque par accident. Le célébrissime tableau de Picasso Guernica est tout sauf harmonieux et régulier mais il est beau, parce qu’il provoque chez le regardeur ce spasme corps et âme qui le propulse au delà-de son prosaïque quotidien. Loin d’être distrait du réel par ce tableau, il en vit la substantifique moelle.
C’est d’ailleurs peut-être cela le surréalisme: la perception du réel à travers le faux-semblant de ses formes.
Celui qui confond le surréel avec l’irréel a « un cadavre dans la bouche » pour reprendre l’expression de Raoul Vaneighem (4).
La caresse de l’invisible
Et le Laid, qu’est-ce? Ce pourrait être ce qui est disgracieux. Mais non pas dans le sens « contraire à l’harmonie ». Il s’agirait alors plutôt de ce qui est « contraire à la grâce », celle-ci étant cette caresse de l’invisible si proche de la Beauté qu’elle en forme l’un des prolongements.
En fait, le Laid est ce qui porte à l’ennui, nous enfonce dans cette misère – à tous les niveaux matériel, spirituel, intellectuel, moral – que répand le global-capitalisme médiatique. Avec interdiction d’en sortir.
Attention, le Laid n’est pas le Hideux. Celui-ci porte certes le dégout. Mais ce dégout, il est possible d’en faire quelque chose; il peut conduire autant au découragement écoeuré qu’à la mobilisation révoltée. Il provoque lui aussi un spasme, malheureux certes, mais un spasme quand même, susceptible de nous faire bouger.
On ne peut rien faire, avec l’ennui
Avec l’ennui, on ne peut rien faire. Il nous retient dans cette illusion du réel que nous impose le global-capitalisme médiatique qui parcellise les choses et les êtres pour mieux les réduire en esclavage.
A cet égard nous saurions trop recommander l’ouvrage d’Annie Le Brun et Jury Armanda Ceci Tuera cela– Image, regard et capital (Stock). Ce livre évoque, notamment, une prophétique pensée d’Elisée Reclus (1830-1905) (5):
(…) Elisée Reclus mise sur la « beauté sauvage », dans laquelle, selon lui, les hommes trouveraient de quoi résister à l’énergie essentiellement prédatrice du capital.
Beauté sauvage, Beauté convulsive, deux expressions-sœurs pour qualifier cette énergie primitive et puissante qui peut court-circuiter l’énergie des différentes formes du capitalisme, pour autant que les humains de notre temps consente à se secouer la couenne.
Le Laid dans tous ses états
Le Laid des flatulences idéologiques de l’extrémisme; le Laid des cités pudiquement voilées en langue macronienne sous l’appellation « en difficulté » (variante: « à problèmes », « défavorisées »); le Laid d’une grande partie de l’art contemporain (mais ne comptant pas pour rien dans l’asservissement du regard); le Laid induit par le flot ininterrompu d’images qui engluent les écrans (6).
Le global-capitalisme médiatique cultive sa pérennité sur l’humus du Laid. Dès lors, subvertir ce Laid pour le transformer en Beauté relève de l’alchimie révolutionnaire et participe à une opération de contre-attaque. Dans cette optique, l’art devient une arme de premier plan.
Tout surgissement de la Beauté est bon à prendre, ici et maintenant.
Jean-Noël Cuénod
1 Je préfère la Beauté au féminin et le Laid au masculin, choix souverainement arbitraire de ma part!
2 Il a été publié le 15 mars 1924.
3 Le Divin n’est pas ce ridicule bonhomme à barbe blanche de l’imagerie catholique romaine que le capitalisme industriel a réduit à la caricature du Père Noël, représentant principal de la maison Coca-Cola (Atlanta). Le Divin est cette figure d’au-delà des figures qui transcende toutes les oppositions dans une aspiration à l’Unité cosmique.
4 La phrase complète tirée du « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » (Editions Gallimard: « Les gens qui parlent de révolution et de lutte de classe sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qui est subversif dans l’amour et ce qui est positif dans le refus des contraintes, ces gens ont un cadavre dans la bouche. »
5 Géographe et philosophe français qui a notamment milité en Suisse chez les anarchistes de la Fédération Jurassienne.
6 Chaque image peut être belle en elle-même mais c’est la masse des images qui fait le Laid.
La Beauté en mouvement
Le choix de ces deux vidéos est purement arbitraire, subjectif et assumé comme tel. Par hygiène déontologique, signalons que l’une des deux danseuses, Christine Zwingmann est la femme du Plouc et que l’autre, Louise Léguillon, fait également l’objet de sa profonde admiration.
Elles ont été captées par Arnaud Galy au site culturel de Montagenet en Dordogne, samedi 6 janvier dernier. La première vidéo: Syrinx de Claude Debussy interprétée à la flûte par Mona Mège. La seconde: Trois Esquisses d’Eric Tanguy, interprétée au violoncelle par Jocelyne Reydy.
Sublimes images , les corps et le temps semblent suspendus ! Mais ils sont en mouvements . Le Beau c’est la vie. Bravo !’Michel R.
Bonjour Jean-Noël, merveilleux texte sur la beauté convulsive!
Je l’ai envoyé à deux amis amateurs
Reçois tu notre journal LES IRREDUCTIBLES?
Je t’en envoie un exemplaire par mail séparé
Si si le demandes je t’inscrirais sur la liste d’envoi mensuelles.
2+1 bises
Emile
Définition exceptionnelle sur la beauté et le laid.
La grâce des danseuses nous élève dans un monde subtil !
Merci cher Jean-Noël et bisous.