Un sujet anecdotique soulève parfois des questions qui le dépasse de nombreuses coudées. Ou plutôt de plusieurs brasses puisqu’il s’agit du burkini. Cette polémique aussi estivale que balnéaire pose la question de l’ordre public, de l’ordre moral et de leur périlleuse confusion (dessin d’Acé).Piqûre, non de méduse, mais de rappel : les arrêtés municipaux pris cet été en France pour interdire le port du burkini affirmaient poursuivre cet objectif : assurer la tranquillité des plages sises sur le territoire des communes concernées.
On sait que la plus haute instance administrative française, le Conseil d’Etat, a annulé ces interdictions dans la mesure où aucun trouble à l’ordre public n’avait été constaté, malgré les attentats revendiqués par l’Etat islamique à Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray. Les hauts juges administratifs ont notamment expliqué :
En l’absence de tels risques, l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier, ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée.
Le cycle infernal, interdiction-provocation-propagande
Maintenir l’ordre public de façon à pacifier les relations dans l’espace commun est l’une des principales tâches dévolues à l’Etat et à ses organes. Toutefois, cette notion d’ordre public, pour essentielle et nécessaire qu’elle soit, demeure fort délicate à manier.
Si l’Etat – ou son représentant, en l’occurrence un maire – interdit un comportement après que celui-ci a causé du trouble, il sera accusé d’avoir réagi trop tard. S’il l’interdit sans menace sérieuse de trouble, il sera reproché au maire (ou à son équivalent) de violer la liberté individuelle sans nécessité impérieuse.
Il existe aussi un autre péril : l’interdiction d’un comportement suscite des réactions de provocation ; au lieu de supprimer le comportement, son interdiction le diffuse par effet de propagande. Ainsi, de nombreuses intégristes musulmanes bravent-elles en France l’interdiction de porter le voile intégral sur les lieux publics afin de provoquer une réaction de l’Etat et se poser en victime de la répression.
Cela dit, malgré toutes les difficultés inhérentes à son application, l’Etat et ses organes ne sauraient se soustraire à leur devoir de préserver l’ordre public. Pour interdire un comportement, le risque qu’il trouble la paix entre les citoyens doit être imminent et ne peut pas reposer sur l’opinion personnelle du représentant de l’Etat ou sur de vagues soupçons. Déterminer l’imminence du danger, placer le curseur au bon endroit n’ont rien de facile. Mais qui a dit que la magistrature est une occupation pour dilettante ?
De l’ordre public à l’ordre moral
Autre dérive possible : passer de la préservation de l’ordre public à l’instauration de l’ordre moral. Si l’ordre public consiste à pacifier les relations entre humains dans l’espace commun, l’ordre moral vise à contraindre lesdits humains à adopter un ensemble de règles de comportement strictes établies par une idéologie politique et/ou religieuse. Il ne s’agit plus de cette moralité publique un peu vague qui, selon l’ancien ministre et grand juriste français Paul-Henri Teitgen, conduit simplement les individus à se conformer à « un minimum d’idées morales naturellement admises, à une époque donnée, par la majorité des individus. » Avec l’ordre moral, un groupe politique et/ou religieux cherche à imposer sa propre conception du bien et du mal.
Les détenteurs de l’autorité peuvent glisser de l’ordre public à l’ordre moral et prendre leur idéologie politique et/ou religieuse comme critère déterminant pour interdire tel ou tel comportement. Prohiber spécifiquement le port, sur la voie publique, d’une pièce de vêtement à connotation religieuse[1], c’est mettre le doigt dans un engrenage redoutable dans la mesure où le motif guidant l’interdiction relève de l’idéologie. Si l’idéologie change de couleurs, on pourrait se trouver dans le cas de figure inverse avec l’instauration du burkini obligatoire. Ou de la nudité obligatoire. Ou de l’interdiction de porter un maillot publicitaire ou à l’effigie du Che. Par crainte de l’islam, les sociétés sécularisées en viendraient à créer une sorte de police des mœurs pour faire la chasse au vêtement musulman ; elle ne serait pas si différente que cela des polices religieuses de l’Iran et de l’Arabie Saoudite.
Il ne saurait y avoir de « police de la laïcité », sorte d’arbitre des élégances laïques. La laïcité n’impose pas d’autres comportement que le respect de la liberté de conscience et la séparation entre Etat et institutions religieuses.
Cela signifie-t-il que le port de la burqa sur la voie publique, voire celui du burkini sur les plages municipales ne doivent faire l’objet d’aucune discussion, afin d’éviter de froisser les partisans du voile intégriste ? Nullement. Ne pas interdire ne signifie pas approuver. Personnellement, le port de la burqa dans l’espace commun ou, dans une moindre mesure, celui du burkini sur les plages, m’insupportent car ces accoutrements sont la marque d’une régression sur la voie vers l’égalité entre hommes et femmes. Je tiens à l’écrire, voire à le dire aux personnes concernées. Comme je suis prêt à écouter leurs arguments. En revanche, si par un hasard malencontreux, je me trouvais investi d’une autorité de l’Etat, je ne devrais pas faire de cette opinion un critère de décision.
Comme rien n’est simple en ce bas monde, vous allez me rétorquer : « En vous adressant à des porteuses de voile intégral et à leurs proches, vous risquez de provoquer une réaction violente de leur part et de créer ainsi un trouble à l’ordre public. » C’est indéniable, le risque existe. L’apprentissage de la confrontation n’est pas aisé mais ce n’est pas une raison pour l’abandonner en se repliant chacun sur nos petites communautés. L’école apprend-elle à dialoguer entre personnes d’avis opposés ? Espérons-le car il s’agit d’un savoir-faire social de première importance. Mais je laisserai aux enseignants et aux enseignés le soin de répondre.
Un élément essentiel : le contexte local
Dès lors, le seul critère valable pour une interdiction de porter un vêtement – voire de n’en pas porter du tout ! – relève de la tranquillité et de la sécurité publiques et cela dépend surtout des contextes locaux. Sur certaines plages, le burkini est perçu comme une combinaison en néoprène comme en portent les véliplanchistes et n’entraine aucun trouble. Dès lors, pourquoi l’interdire ? Sur d’autres lieux de baignade, surtout après une série d’attentats commis au nom de l’islam, le burkini est susceptible de provoquer des violences. Dès lors, le maire doit se poser la question d’une éventuelle interdiction qui, bien entendu, reste limitée à son territoire.
Il en va d’ailleurs de même pour les nudistes. Dans certains endroits, ils côtoient des « textiles » sans que cela ne provoque de réaction. Dans d’autres, les « textiles » ne supportent pas la vue de cette nudité et montent sur leurs grands chevaux avec risques de rixes.
Enfin, si la burqa était portée par une poignée de Saoudiennes en vacances, cela n’entrainerait guère que des regards courroucés. Où serait l’atteinte à la tranquillité publique ? En revanche, si le voile intégral se diffusait plus largement et devenait une arme provocatrice de propagande, la question du trouble à l’ordre public se poserait ipso facto.
Dans ce domaine, il serait faux de prendre une mesure générale valable partout. Tout dépend des mœurs locales et du contexte d’actualité. Un peu jésuite, cette conclusion ? Un brin de casuistique ne messied point à la laïcité !
Jean-Noël Cuénod
[1] Le voile intégral (burqa ou niqab) n’est nullement une obligation prescrite par le Coran et relève d’une coutume. Cela dit, celles qui le portent ou ceux qui contraignent les femmes à le porter cherchent à diffuser un message de type religieux, sous une forme sectaire.
Merci Jean-Noël pour ce petit rappel des faits, des idées, des principes… comme toujours on se sent un peu moins couillon après t’avoir lu !
Merci pour cet article qui pose exactement les problèmes et nous aide à les approcher.