Le Samouraï de l’écran est donc entré sabre au clair dans l’Empire des Mythes. Faut-il vraiment ajouter sa ridicule gouttelette dans l’océan d’hommages à l’acteur décédé qui déferlent sur toutes les plages médiatiques? A l’évidence, non. Permettez tout de même au Plouc d’évoquer une improbable soirée passée à la table d’Alain Delon et de Jean Ziegler.
La scène se déroule au début des années nonante. Oui, nonante puisque nous sommes à Genève, boulevard Carl-Vogt, dans des locaux de la Télévision suisse romande (TSR), transformés en salle à manger.
Puissance invitante: le regretté Dominique Warluzel, avocat d’Alain Delon et producteur d’émissions à la TSR. A l’issue de la présentation de l’une d’entre elles, à laquelle j’avais apporté ma très modeste contribution, une petite fête avait été organisée.
La double surprise
Une hôtesse désigne ma table. S’y installent également deux monstres sacrés – ou sacrés monstres, selon vos opinions – Alain Delon et Jean Ziegler.
Prime impression réfrigérante: « Ah, il est vraiment gonflé, le Warlu! Me flanquer au milieu de la cage aux fauves. Va y avoir du sang, je le sens, je le sais! »
Dans ma tête surchauffée, je fais rôtir les cinglantes récriminations à opposer à Warluzel, le lendemain matin au Palais de Justice du Bourg-de-Four, lorsqu’il aura revêtu sa robe d’avocat et moi mon rôle de chroniqueur judiciaire.
A ma gauche…
Difficile de trouver deux hommes aussi opposés politiquement. A ma gauche, Jean Ziegler, figure charismatique des socialistes suisses à tonalité rouge vif, ex-chauffeur à Che Guevara lorsque celui-ci se rendait à Genève dans l’une des agences de l’ONU(1), sociologue, auteur à succès, notamment en France, d’Une Suisse au dessus-de tout soupçon, pourfendeur de l’ « oligarchie bancaire suisse », de l’impérialisme américain et de toute la bourgeoisie en général.
…Et à ma droite
A ma droite, Alain Delon, l’icône cinématographique de la France dans le monde (même s’il sera naturalisé suisse en septembre 1999!) qui ne cachait pas son amitié pour Jean-Marie Le Pen, ses engagements successifs pour la droite conservatrice et contre la suppression de la peine de mort.
Au premier abord, les deux fauves se regardent, se reniflent, se tâtent moralement. Sourires carnassiers lorsqu’il se serrent vigoureusement la main.
Jean Ziegler fait baisser d’un cran la tension en disant toute l’admiration qu’il vouait à l’acteur de Rocco et ses frères. L’œil d’Alain Delon s’éclaire, un sourire mince mais lumineux éclaire son visage.
Les deux fauves ronronnent
Et voilà les deux fauves qui ronronnent en choeur, fascinés l’un par l’autre.
Echanges d’amabilités convenues? Dans un premier temps certes. Mais plus la soirée passe, plus leurs discussions s’approfondissent. Alain Delon veut en savoir plus sur les motivations qui animent le gauchiste.
Jean Ziegler ne se fait pas prier pour déployer sa panoplie d’arguments qui aurait dû faire grimper aux rideaux son interlocuteur. Mais non, le droitiste semble passionné par les propos du gauchiste. Comme s’il voulait engranger des arguments et des impressions qui pourraient servir dans un rôle, un jour ou l’autre. Toujours utile d’enrichir son accessoire aux émotions.
De son côté, Jean Ziegler cherche à tout connaître des coulisses qui bruissent en arrière-plan des nombreux chefs d’œuvre auxquels Alain Delon a donné sa patte.
La danse des fauves
La soirée terminée, les deux hommes se congratulent. L’un et l’autre s’en vont dans la nuit de Plainpalais pour revêtir leur rôle respectif comme l’on ferait d’une veste laissée au vestiaire.
Dans ma microscopique position, j’avais appris cette leçon.Lorsque deux grands séducteurs se font face, ils ne cherchent pas le combat. Ils seraient perdants l’un est l’autre.
Au contraire, ils font assaut de séductions l’un envers l’autre. Ce n’est même pas un combat à fleurets mouchetés. C’est une danse entre fauves de même race.
Jean-Noël Cuénod
1 Jean Ziegler a rapporté ce dialogue entre le Che et lui sur la terrasse de l’Hôtel Intercontinental. Alors que le jeune socialiste suisse voulait l’accompagner dans ses aventures révolutionnaires, Guevara, désignant la ville de Genève d’un geste large, lui avait répondu: « Reste dans le cerveau du monstre. C’est là que tu devras combattre ».
Une fois de plus un régal. Preuve que même entre personnages totalement antagonistes, il y a possibilité de se parler courtoisement. Est-ce envisageable pour le choix du premier ministre.