Le regard aiguisé d’Annie Le Brun s’est éteint lundi en Croatie, pays de son mari l’écrivain Radovan Ivsic, décédé en 2009. Poète comme lui, essayiste, figure majeure de la pensée en liberté, elle avait 81 ans.« S’est éteint »…Pauvre cliché du journaliste en mal d’amorce pour son papier d’hommage. Or, Annie Le Brun, si elle célébrait l’image et sa force libératrice, avait les clichés en horreur.
Le regard que posait Annie Le Brun sur le monde ne cessera donc pas de brûler. Avec une rarissime constance, la poète s’est attaquée à toutes les formes d’oppression que le Pouvoir s’ingénie à imposer à l’humain en s’affublant de ses différents masques religieux, littéraires, politiques, médiatiques, voire révolutionnaires puisque même dans sa révolte, l’humain peut troquer sa liberté native contre la servitude volontaire camouflée en « cause sacrée ».
Nageuse à contre-courant
En dénonçant « le stalinisme en jupon », elle avait défendu âprement sa conception du féminisme contre celle défendue par la plupart des figures médiatiques, lors de l’émission « Apostrophe » (voir ci-dessous).
A aucun moment, Annie Le Brun n’a cédé au prêt-à-penser diffusé par des médiacrates qui se prennent pour des élites. Nageuse à contre courant, toujours. Avec les loups et les louves, elle n’a jamais hurlé. Voix discordante à réveiller les morts qui se croient vivants.
Sade, le bloc d’abîme
Mieux que quiconque, elle a mis au jour la force poétique du Marquis de Sade dans son essai Soudain, un bloc d’abîme, Sade (Folio). Sade qui, selon elle, empêche de se former toutes ces pensées parasites qui occultent l’essentiel vital.
Comme essayiste, Annie Le Brun a démonté les ressorts les plus subtils des machines infernales fabriquées, souvent de concert, par les gnomes du capitalisme financier, les empereurs de l’univers numérique et les flics de toutes casquettes.
Lesdites machines font écran – c’est bien le cas de le dire! – à cette force de l’imaginaire qui permet à l’humain de vivre pleinement toutes les dimensions de son être et non sous la forme d’un esclave hypnotisé et réduit à son pénitencier d’algorithmes.
Ceci tuera cela
Dans un essai qu’elle a co-écrit en 2021 avec Juri Armanda – Ceci tuera cela. Image, regard et capital (Stock) – elle cite Elisée Reclus qui « mise sur la beauté sauvage, dans laquelle, selon lui, les hommes trouveraient de quoi résister à l’énergie prédatrice du capital. »
Le pronostic vital de cette « beauté sauvage » est aujourd’hui engagé du fait de l’envahissement monstrueux de la société par les images numériques. Cette image qui libérait jadis l’imagination – en lui permettant de briser les dogmes – est devenue l’arme principale de son asservissement.
Cette surabondance frénétique de l’image la castre de son potentiel de subversion. Pire: elle permet désormais le traçage et la traque de l’humain quoiqu’il fasse et où qu’il se trouve.
Notre vie numérisée
« Qu’il s’agisse de réalité augmentée ou de l’intelligence artificielle, il est évident que le corps constitue l’ultime obstacle à la dématérialisation généralisée qui va de pair avec la visée d’une complète numérisation de notre vie », dénonce-t-elle dans Ceci tuera cela.
Et Annie Le Brun de secouer notre apathie:
(…) Qui sommes-nous donc encore pour accepter de nous laisser dépouiller de ce que nous sommes?
L’astre du surréalisme brille encore
L’œuvre et l’engagement d’Annie Le Brun sont indissociables de sa participation active au surréalisme dès 1963 – à la demande d’André Breton lui-même – jusqu’à « l’occultation » du mouvement en 1969. Occulté, certes, mais non point mort, insistait-elle. L’astre n’en finit pas de briller.
Que lire d’elle? Mais tout ! A commencer peut-être par son dernier ouvrage paru dans la collection Bouquins, L’infini dans un contour. Outre son essai sur Sade et Ceci tuera cela, le réquisitoire qu’elle dresse contre la marchandisation de l’art – Ce qui n’a pas de prix (Stock) – est un précieux lance-flamme.
Annie Le Brun est poète avant tout. En guise de rose sur son cercueil, ce passage de Tout près, les nomades (in L’infini dans un contour):
On vit, on meurt, parfois on aime, mais qui aime-t-on? Les amants sont d’évasifs chasseurs d’ombre, lançant désespérément les lévriers blancs de leurs gestes.
Jean-Noël Cuénod
Oh la la merveilleux ton article. Son regard sur notre monde me manque déjà.
Bel hommage, Jean-Noël, et parfaitement argumenté. Mais, en accord avec l’exigence d’Annie Le Brun concernant la rigueur de sa pensée, jumelée à sa phobie des clichés, je crains fort que ses idées, ardemment portées par sa voix qui s’est humainement éteinte, ne soient en passe, elles aussi, de s’éteindre. Manière, pour le pouvoir – tous les pouvoirs – de brûler le bébé avec la paille de sa litière.
Je me joins aux autres commentaires qui se réjouissent de cet hommage à la femme de lettres, inconditionnellement présente à elle-même et à la voix des femmes, ne se ralliant à aucun discours de meute. Oui, cette voix va nous manquer, terriblement !
Un grand merci Jean-Noël !
Cher Monsieur Cuénod,
Je suis votre blog depuis plusieurs années, déjà du temps de la foire d’empoigne des blogs de la Tribune de Genève.
J’ai lu avec le plus grand intérêt votre hommage à Annie Le Brun, que je ne connaissais pas du tout et que, grâce à vous, j’ai découverte (j’ai d’ores et déjà commandé son essai sur Sade), ce dont je vous remercie.
En faisant quelques recherches sur le web au sujet d’Annie Le Brun, je suis tombé sur un film passionant de 2014, que vous ne mentionnez pas dans votre article et que, peut-être, vous ne connaissez pas ? Il s’agit de « L’Échappée, à la poursuite d’Annie Le Brun – un film de Valérie Minetto »… À voir absolument !
Je vous en indique le lien à toutes fins utiles : https://vimeo.com/112188914
Et aussi le lien vers le dossier de presse en PDF : https://medias.unifrance.org/medias/227/46/143075/presse/l-echappee-a-la-poursuite-d-annie-le-brun-dossier-de-presse-francais.pdf
Bien à vous,
Marc-André Oberholzer
Genève
Oups…
« PASSIONNANT », et non pas « PASSIONANT », bien sûr !