Elle court, elle court, la crise agricole. En France, en Belgique, aux Pays-bas, en Allemagne, les paysans ont sorti les tracteurs de la colère. Le modèle agricole des années 1950 est submergé par le global-capitalisme financier. Et voilà les paysans européens pris dans la nasse avec le déprimant sentiment de ne voir aucune issue.
Depuis la nuit des temps, le paysan est regardé de haut par les classes sociales qui ont sorti leurs mains de la terre nourricière. Trop près du sol, le paysan. Toujours la boue aux bottes. Préférant la parole rare au babil, oiseux certes mais tellement charmant… Et puis, vous avez entendu cet accent? A couper à l’Opinel!
Et depuis la nuit des temps, le lourdaud nourrit ce monde qui le méprise.
Les paysans sommés de sauver l’Europe
A la fin des années 1940, dans une Europe ravagée par la folie guerrière du nazisme, les nations au bord de la famine somment la paysannerie de les sortir de cette spirale de la misère.
Pour ce faire, les structures agricoles héritées du XIXe siècle ne suffisent plus. Les paysans vont donc vivre un changement de paradigme dont la violence n’a guère été prise en compte par les autres catégories sociales: exode rural massif dans les années 1950, écrasement des exploitations familiales par l’agro-industrie, apparition des produits phytosanitaires et des pesticides.
L’agro-capitalisme industriel a semblé faire des miracles. En tout cas, le pari de nourrir l’Europe est réussi. Mais à quel prix: mise en danger de la santé des paysans et des consommateurs, empoisonnement des sols, désertification rurale, concentrations en zones suburbaines.
Nouveau changement de paradigme
A la fin des années 1990 et au début de ce siècle, nouveau changement de paradigme. Le global-capitalisme financier prend le pas sur le capitalisme industriel. Place au libre-échange des biens et des personnes (et des personnes assimilées à des biens!). Désormais, les paysans européens sont confrontés à la concurrence mondiale sans y avoir été préparés par leurs grandes centrales syndicales.
Celles-ci avaient mis en place un système alliant le secteur bancaire, industriel (notamment phytosanitaire), le pouvoir politique (à droite surtout) et les institutions de l’Union européenne, système qui profite en premier lieu aux industriels de l’agro-alimentaire, notamment les céréaliers.
La FNSEA aux commandes
A cet égard, le parcours de l’actuel président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles français (FNSEA), Arnaud Rousseau, est emblématique: propriétaire de 700 hectares (céréales, betteraves, maïs, etc.) il préside le conseil d’administration d’Avril Gestion qui décide de la stratégie du groupe agro-industriel et multinational Avril (notamment les huiles de marque « Puget » et « Lesieur »).
La FNSEA a la main sur la plupart des leviers de commande de l’agriculture française. C’est elle qui a développé l’industrie agricole productiviste au dépens de la paysannerie traditionnelle.
Dans les faits, elle co-dirige la politique agricole française avec le gouvernement, fort de son électorat , de son poids économique et de son pouvoir de nuisance (blocages divers). D’où la mansuétude des ministres de l’intérieur vis-à-vis d’actions dites « coups de poing » qui valent d’ordinaire une réaction policière nettement plus musclée.
L’enfumage anti-écolo
Le grand talent des dirigeants de la FNSEA est de faire croire à l’ensemble des paysans que les intérêts des capitalistes de l’agro-industrie rejoignent les leurs. Elément-clef de cette stratégie de l’enfumage: la haine de l’écolo.
Les paysans doivent non seulement affronter la concurrence – le plus souvent déloyale – des exportations provenant de pays peu regardants en matière de droits sociaux et environnementaux, mais aussi l’application des normes de protection de l’environnement.
Ces normes sont directement liées à l’agriculture productiviste et à ses excès. Les paysans sont d’ailleurs les premiers atteints dans leur santé par les pesticides qu’ils sont fortement encouragés à acheter, quitte à s’endetter. Mais comme ils doivent parer au plus pressé, c’est-à-dire sauver leur exploitation, souvent au bord de la faillite, ils ne supportent plus ces nouvelles contraintes environnementales.
Une fois de plus les voilà coincés dans la nasse des injonctions paradoxales. Poussés à la productivité dans un sens. Freinés par les normes antipollution, dans l’autre.
Colère légitime mais mal dirigée
Et comme il est malaisé de s’en prendre à ce puissant système de l’agro-business, autant canaliser sa colère vers l’écologie.
Colère légitime mais mal dirigée. A ce sujet, on lira avec profit cet excellent édito d’Hervé Kempf dans Reporterre.
Le système agro-productiviste est désormais dépassé. En poussant à des accords de libre-échange en matière agricole, le global-capitalisme financier a voulu mettre l’agriculture au même niveau que d’autres secteurs de l’industrie.
Or, justement, l’agriculture n’est pas un bien de consommation comme les autres. On peut se passer de voitures, d’ordinateurs, de portables, d’aspirateurs de lave-vaisselles mais pas de nourriture. L’agriculture – comme la santé – doit être sortie de la concurrence prédatrice puisqu’elle assure un bien vital à chaque être vivant.
Qui les a placés dans la nasse?
Les grandes centrales du syndicalisme agricole – tout à leur logique productiviste et à leur illusion d’un perpétuel capitalisme industriel – n’ont pas vu les changements négatifs induits par le libre-échangisme; ils se sont montrés incapables de prendre en compte l’urgence climatique et les dérèglements météorologiques dont l’agriculture est pourtant la première victime.
Dès lors, plutôt que d’en vouloir à des écologistes qui, de toute façon, ont peu de pouvoirs politiques et encore moins économiques, les paysans devraient plutôt réclamer des comptes à ceux qui les ont placés dans la nasse.
Jean-Noël Cuénod
Super éclairant ton article. J’ai partagé sur Face de bouc.