François Hollande et Manuel Valls sont en train de couler leur navire amiral. Dans l’histoire de la gauche de l’Hexagone, ils ne sont pas les premiers «particides». Chaque fois que les socialistes ont voulu rejoindre la rive droite du fleuve politique, ils ont sombré. Pour se remettre à flot sous une autre forme.
Le premier ministre français Manuel Valls veut-il briser son propre parti? Tout porte à le croire. Avec son ministre de l’Economie – et néanmoins concurrent – Emmanuel Macron, il fait assaut de libéralisme. Et puise dans l’arsenal de l’extrême-droite, le projet – avorté – de déchéance de la nationalité. Son patron François Hollande, qui a dirigé le Parti socialiste français pendant onze ans, ne fait rien pour le contrecarrer, au contraire. Le résultat de cette politique ne s’est pas fait attendre. La plupart des élus et ce qui reste de sympathisants au PS ne sauraient se reconnaître dans cette politique. Le Parti socialiste est prêt à voler en éclats.
C’est sans doute le but recherché, en tout cas par Manuel Valls. Celui-ci sait qu’il ne sera jamais le leadeur du PS, sa position au sein du parti s’étant toujours révélée ultraminoritaire. Et ce n’est pas aujourd’hui que cette situation va évoluer dans un sens favorable à sa cause. Il lui faut donc trouver une autre écurie présidentielle pour mener à bien ses ambitions élyséennes. Et briser le PS pour tenter d’aménager son propre espace en unifiant le centre gauche au centre droit. D’ailleurs dès 2009, il a souvent fait part de son désir de créer un grand parti démocrate à l’instar de celui des Etats-Unis.
Mais la place centriste est bien encombrée, à commencer par son ministre Macron – qui, n’ayant jamais adhéré au PS, vient de créer son propre mouvement En Marche – sans oublier François Bayrou et Alain Juppé. La tactique de Valls se révèle donc fort aléatoire, néanmoins c’est la seule issue possible pour lui dans la perspective de cet obsédant Palais de l’Elysée. Qui est aussi celui des illusions perdues.
Dans tout cela, quel jeu joue François Hollande? Il est bien difficile de le dire. Si, du moins, il y a encore un jeu à jouer pour lui. En tout cas, l’actuel président et son premier ministre apparaîtront comme les tueurs du PS français, tel qu’il avait été reconstruit par François Mitterrand en 1971. Cela dit, ce ne sera pas le premier «particide» de l’histoire du socialisme hexagonal. Ce processus mortifère obéit même à une constance remarquable: le leadeur place le Parti socialiste sur une position gauchisante, voire extrémiste, puis se met à singer la droite lorsqu’il parvient au pouvoir, sonnant le début de la fin pour son parti. Qui renaîtra plus tard sous une autre forme.
Avant François Hollande, au moins deux grandes figures socialistes ont enfilé la cagoule du bourreau renégat, Jules Guesde et Guy Mollet.
Jules Guesde, fossoyeur de la SFIO première mouture
A gauche, Jules Guesde, à droite son rival Jean Jaurès
De toutes les grandes figures tutélaires du socialisme français, Jules Guesde (1845-1922) apparaît comme le gardien le plus sourcilleux de l’esprit révolutionnaire. Journaliste de formation mais surtout militant professionnel, Guesde est aussi l’un de ceux qui, en France, connaît le mieux la pensée de Karl Marx, pensée dont il sera le héraut. Au cours du XIXe siècle, le mouvement ouvrier s’organise difficilement en France. Le socialisme naissant est alors – déjà !– composé de nombreux courants. Après moult scissions et fusions, deux formations se disputent la suprématie sur la gauche en 1902, le Parti socialiste de France mené par Jules Guesde et le Parti socialiste français, dont Jean Jaurès (1859-19149 est le plus prestigieux dirigeant. Pour les socialistes gesdistes, pas de compromis avec la bourgeoisie même modérée, le réformisme est un piège pour la gauche en ce qu’il détourne la classe ouvrière du seul but qui vaille : la révolution prolétarienne.
Les socialistes jauresiens ne récuse pas le mouvement vers la révolution mais veulent l’inscrire dans les droits de l’homme créés par la révolution française et cherchent à lui donner un contenu humaniste. Contrairement aux guesdistes, ils luttent pour faire voter au parlement des réformes favorables aux ouvriers. Pour eux, chaque conquête sociale est un pas vers le socialisme, même s’il est fait dans le contexte des institutions bourgeoises. Ces deux visions antagonistes du socialisme seront une constante de la gauche au XXe siècle.
L’alliance entre guesdistes et jaurésiens est particulièrement malaisée à créer. Le socialisme français est divisé, alors que dans la plupart des pays industriels européens, notamment l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Suisse, cette unité s’est réalisée sous la houlette de la social-démocratie. D’ailleurs, réunis au sein de la IIe Internationale, les «partis frères» s’inquiètent de cette division persistante du socialisme en France, néfaste pour leur cause alors en pleine expansion, et, à l’issue du Congrès d’Amsterdam en 1904, font injonction aux deux formations de fusionner.
Un an après, c’est chose faite. Le parti de Guesde et celui de Jaurès se réunissent au sein de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) qui sera désormais le seul parti socialiste en France, une première dans ce pays. Mais quelques années plus tard, les ferments de la division se réaniment, à propos des premiers symptômes de la guerre à venir. Le réformiste Jean Jaurès prône l’instauration de la grève générale – et même de la grève générale insurrectionnelle – pour s’opposer aux mobilisations dans les pays européens. Alors que le révolutionnaire marxiste pur et dur Jules Guesde, s’y oppose afin de ne pas affaiblir le développement des industries, gage de l’accroissement en nombre de la classe ouvrière; en outre, il espère qu’une guerre «bourgeoise» provoquera la révolution socialiste.
Début juillet 1914, la tendance pacifiste de Jaurès semble prendre le dessus. Jean Jaurès devient alors la cible de la haine des milieux militaristes. Cible aussi de Raoul Villain, étudiant nationaliste exalté, qui assassine Jean Jaurès au soir du 31 juillet. Sans leur vigie, les pacifistes de la SFIO se font prendre de vitesse par leurs camarades bellicistes. Les socialistes renoncent à la grève générale, à l’instar des sociaux-démocrates allemands. Les députés SFIO votent les crédits de guerre le 4 août. Trois semaines plus tard, Jules Guesde entre au gouvernement d’union sacrée avec d’autres socialistes. Il deviendra même ministre d’Etat jusqu’en décembre 1916.
Certes, Guesde n’est pas le seul dirigeant socialiste à avoir soutenu l’effort de guerre de la France, loin de là. Marcel Sembat et Albert Thomas (le premier directeur du Bureau international du Travail à Genève sera même sous-secrétaire d’Etat à l’artillerie à l’équipement militaire!) l’ont également rejoint. L’aile belliciste ayant aussi triomphé au sein de la social-démocratie allemande, il n’était plus possible d’enrayer la mécanique guerrière.
Mais que Jules Guesde – grand pourfendeur de toute compromission avec le pouvoir bourgeois – soit devenu ministre d’Etat et soutien actif de la politique militariste du gouvernement a grandement contribué à démoraliser la gauche française. Une démoralisation qui aboutira à sa division lors du congrès de Tours, deux ans après la fin du premier conflit mondial.
Guy Mollet, fossoyeur de la SFIO seconde mouture
Les divisions nées de la Grande Guerre connaissent leur point d’incandescence dès Noël 1920 lorsque s’ouvre le Congrès de la SFIO à Tours. Une majorité de congressistes adoptent le projet d’adhésion à la IIIe Internationale dirigée par la Russie bolchévique et créent ce qui deviendra plus tard le Parti communiste français (PCF). La minorité qui refuse de s’aligner sur Moscou maintient la SFIO mais perd le quotidien L’Humanité créé par Jean Jaurès.
Léon Blum prend la tête de cette nouvelle mouture socialiste. Sous sa direction, la SFIO se reconstruit. Si elle toujours traversée par des courants souvent opposés, elle parvient néanmoins à consolider son unité, malgré les attaques des «camarades» communistes. Dès 1933, la SFIO a repris l’ascendant sur le PCF au sein de la gauche. Trois ans plus tard, elle devient le pivot du Front populaire, qui allie communistes, socialistes et radicaux. Léon Blum est nommé chef d’un gouvernement qui lancera les grandes réformes sociales emblématiques du XXe siècle, telles les congés payés et la semaine de 40 heures.
Après l’effondrement de l’armée française au début de la Deuxième Guerre mondiale, les socialistes sont déboussolés à l’instar des autres français. Le 10 juillet 1940, 170 parlementaires socialistes votent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, 36 s’y opposent. La IIIe République est morte. Si plusieurs figures socialistes rejoignent Pétain et la Collaboration, d’autres tentent dès août 1940 de reconstituer la SFIO dans la clandestinité, sous l’impulsion de Daniel Mayer, résistant de la toute première heure. Par la suite, les socialistes seront nombreux à rejoindre la Résistance, formant son ossature avec les gaullistes, les communistes et les démocrates-chrétiens.
En 1946, l’affrontement entre «révolutionnaires» et «réformistes» ressurgit lors du congrès de la SFIO à Paris. Emmenés par Daniel Mayer, les «réformistes» plaident en faveur d’un socialisme humaniste dégagé des pesanteurs du marxisme, sans en renier tous ses aspects. Guy Mollet (1905-1975), chef de file des «révolutionnaires» et de l’aile gauche, s’oppose à cette forme de «travaillisme» et veut ancrer encore plus fortement la SFIO dans le marxisme. C’est lui qui triomphe. Mollet sera l’inamovible secrétaire général de la SFIO jusqu’à la mort de ce parti en 1969.
Farouche adversaire du colonialisme français, à l’instar de son parti, Guy Mollet est opposé à la guerre en Algérie dès le début de ce conflit qui éclate en novembre 1954. Sous la bannière du Front républicain, il remporte les législatives de 1956. Appelé par le président René Coty à diriger le gouvernement, Mollet a été élu pour faire la paix en Algérie. Il fera l’exact contraire de son programme. Après avoir été vilipendé par la population européenne d’Alger lors d’un déplacement dans cette ville alors française, il ne parvient pas à trouver le consensus qui lui aurait permis d’adopter les réformes sociales nécessaires pour couper l’herbe sous le pied des indépendantistes algériens du FLN. Au lieu de démissionner, Guy Mollet s’accroche au pouvoir. Lui, le marxiste convaincu, l’anticolonialiste acharné, fera la politique la plus militaristes qui soit. Au plus grand plaisir de la droite colonialiste, heureuse de voir un socialiste faire la sale besogne. Le gouvernement Mollet donne à la police et à la justice militaires des pouvoirs spéciaux en Algérie et envoie le contingent – c’est-à-dire les soldats appelés – en Algérie. Sous son règne, la guerre est ancrée. Guy Mollet trahit l’un après l’autre tous ses engagements.
La SFIO ne s’en remettra pas. Elle se marginalise progressivement au début de la Ve République, ce qui fera dire à l’écrivain et ministre gaulliste (également ancien compagnon de route du PCF) André Malraux : «Entre les communistes et nous, il n’y a rien». Le mouvement de Mai-68 donnera le coup de grâce à cette vieille SFIO qui sera dissoute en 1969.
Hollande-Valls, vers la mort du PS mitterrandien
Sur ses décombres, naîtra le Parti socialiste de François Mitterrand, au congrès d’Epinay en 1971. Comme durant ses autres vies antérieures, le nouveau PS se positionne très à gauche en prônant la «rupture» avec le capitalisme et en lançant ce slogan rimbaldien propre à séduire la jeunesse: «changer la vie». Vieux cheval de retour de la IVe République, François Mitterrand est tout sauf un gauchiste, même s’il s’entoure d’anciens trotskistes ou d’ex-maoïstes sortis de Mai-68. Il fera du PS un parti de gouvernement, un appareil voué au seul objectif qui compte pour lui: conquérir la présidence de la République.
Le but est atteint en 1981. Le PS de Mitterrand rafle tout: l’Elysée et la majorité de l’Assemblée nationale. Durant les deux premières années, le PS et son allié communiste appliquent leur «programme commun». Et c’est l’échec. François Mitterrand change de cap et impose une politique plus libérale. Il réussit à masquer cette volteface par un très habile stratagème idéologique: en mobilisant les socialistes en faveur du processus d’union européenne et les jeunes, contre le racisme.
Sous ses quatorze ans de présidence, François Mitterrand a fait du PS, un parti d’élus, de professionnels de la politique, laissant dans l’ornière la classe ouvrière et les salariés en général. Durant ces années Mitterrand, le PS a conservé une posture révolutionnaire alors qu’il était en réalité un parti réformiste à la sociologie nettement bourgeoise et très peu prolétarienne. Cet écart entre ce discours et cette réalité s’est élargi au fil des années pour devenir aujourd’hui caricatural.
Elu après une campagne très marquée à gauche (mon ennemie, c’est la finance!), François Hollande a fait comme ses prédécesseurs, une politique contraire à son programme. Et comme ses prédécesseurs, il a démoralisé la gauche, n’ayant pas réussi à masquer son revirement comme l’avait fait François Mitterrand. Avec Valls, Hollande a ainsi donné le coup de grâce au Parti socialiste. Mais cette formation était déjà bien mal en point.
Un PS est en train de mourir. Au fil des échanges variés du mouvement Nuit Debout ou ailleurs, en tâtonnant à l’aveugle, la gauche française cherche désormais sa réincarnation.
Jean-Noël Cuénod
Pas mal cette leçon d’histoire ! ça rafraichit la mémoire, moi qui ai suivi – de l’extérieur! – ce parcours depuis 1958…
Marc Delouze
Merci, Marc, je viens de commencer les « Chroniques du Purin ». Je suis à côté d’une étable, ça tombe bien (enfin… pas dans le purin, quand même!) Le début me paraît des plus prometteurs. Il est vrai que les morts prennent une de ces places…
Oh la grande bleue! semble dire et montrer du doigt « lou ravi » de la crèche avec l’air de circonstance joliment fixé par l’objectif.
Hors ce petit aparté, une belle leçon d’histoire que vous nous offrez là, quel que soit le versant de la colline vers lequel chacun regarde, par ce survol au-dessus d’un nid de cocus, en quelques paragraphes. Ouf, un observateur et rapporteur du quotidien cultivé et objectif ! De plus en plus rare en France, surtout dans les média « étatisés ».
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