Pionnière de la redevance qui taxe les poids lourds depuis quatorze ans, la Suisse encaisse en moyenne, chaque année, 1,2 milliard d’euros grâce à ce dispositif. Il permet aux cantons d’entretenir leurs réseaux routiers (un tiers des recettes) et à la Confédération de développer son réseau ferroviaire (deux tiers). Approuvée en 1998 par 57% du corps électoral suisse, cette écotaxe est calculée en fonction du nombre de kilomètres parcourus sur territoire helvétique, du poids total autorisé et des émissions polluantes dégagées par le véhicule. Il y a neuf ans, l’Allemagne a suivi cet exemple. Son écotaxe lui a rapporté 4,4 milliards d’euros en 2012. Depuis, la Belgique, les Pays-Bas et sept autres pays européens appliquent une forme d’écotaxe.
Cette manne est devenue indispensable dans ces pays pour équilibrer des budgets de plus en plus malaisés à boucler. La France, qui court après chaque centime, en sera privée.
En 2013, les organisations des patrons routiers ont tiré le frein à main pour arrêter le char de l’Etat sur le chemin de l’écotaxe à la française. Ils ont été rejoints dans leur combat par des patrons et des ouvriers de l’agroalimentaires qui craignaient que cette taxe n’alourdît les charges de leurs entreprises. Celles-ci sont souvent basées en Bretagne où le mouvement des Bonnets rouges a pris l’ampleur que l’on sait.
Toutefois, ce n’était pas ces Bonnets rouges qui faisaient peur au gouvernement mais les organisations patronales des poids lourds qui sont en capacité de bloquer les principales voies de circulation de l’Hexagone.
L’écotaxe a donc été abandonnée en octobre 2014. Plusieurs régions frontalières de la Belgique, de l’Allemagne et de la Suisse, submergées par les camions qui veulent éviter de payer trop de taxes dans ces pays limitrophes, ont réclamé son maintien. Mais là, l’Etat français s’est montré intraitable, le pouvoir de nuisance des partisans de l’écotaxe étant fort réduit, comparé à celui, plus impressionnant, de leurs adversaires.
Cet été, nombre d’élus du Nord et d’Ile-de-France, surtout socialistes mais aussi centristes, ont tenté de proposer une écotaxe limitée à leur région. La ministre de l’environnement Ségolène Royal s’est déclarée ouverte à un tel projet. Mais le lobby routier s’est fait derechef menaçant. Pas question de payer pour entrer en Ile-de-France, c’est-à-dire à Paris! Message reçu 5 sur 5 par le premier ministre Valls qui vient de tuer dans l’œuf l’écotaxe régionale.
Les groupes de pression routiers sont, en France, plus puissants que l’Etat, c’est un fait établi depuis longtemps et contre lequel aucun gouvernement n’a cherché à lutter. C’est l’un des principaux points faibles de la France qui, en misant sur le tout-routier en matière de transport de marchandises, s’est mise en état d’être soumise aux diktats des «Gênants de la route».
Ce blocage de la circulation symbolise d’ailleurs tous les autres blocages de la France. Le gouvernement donne systématiquement raison aux corporations qui crient le plus fort et qui disposent d’un important pouvoir de nuisance. Il renonce donc à une réforme qui, comme l’écotaxe, aurait bénéficié à l’ensemble du pays, pour le seul profit d’une minorité.
Si d’aventure le gouvernement veut entreprendre un bras de fer avec tel ou tel puissant groupe de pression, il est souvent contraint d’user de la force publique, avec tous les risques que cela comporte. Et si le gouvernement veut vraiment imposer sa loi, il doit mobiliser toute son énergie, au détriment d’autres questions plus importantes à traiter. Qu’on se rappelle les manifs à répétition contre le mariage homosexuel organisées par les associations proches de l’Eglise catholique. Le gouvernement a finalement fait passer sa loi mais après de longs mois de débats aussi vains qu’épuisants. Cela dit, l’issue du mariage pour tous démontre que le lobby catholique est tout de même moins puissant que le lobby routier qui a réussi à enterrer deux fois l’écotaxe!
Comment sortir de cette impuissance française à mener des réformes ? La démocratie directe est une piste. Lorsqu’il y a blocage, que la parole soit donnée au peuple. S’il ne veut pas d’une loi, le gouvernement revoit sa copie. S’il accepte un texte, alors le gouvernement a pour lui la légitimité nécessaire pour contraindre groupes de pression et corporations à ne plus faire barrage. S’opposer au gouvernement, c’est une chose assez confortable. S’opposer au peuple en est une autre, nettement plus délicate. Vox populi, vox dei.
Certes, les Français, peu habitués à la démocratie directe, risquent de ne pas répondre à la question et de voter pour embêter celui qui la pose. Mais s’ils tombent dans ce travers, c’est qu’ils sont consultés très rarement – neuf référendums en 57 ans[1] ! Ils saisissent alors la première occasion pour exprimer leur grogne endémique contre l’exécutif. Plus souvent sollicités, ils ne réagiraient plus ainsi, selon toute vraisemblance.
Introduire une forme de démocratie directe en France réclamerait du temps et de la pédagogie. Mais c’est le prix à payer pour sortir ce pays de ses impasses chroniques.
Jean-Noël Cuénod
[1] A titre de comparaison, la Suisse organise en moyenne quatre votations populaires par an. Mais chaque votation comprend plusieurs objets de diverses natures. Ainsi, pour la seule année 2014, les citoyens suisses ont pu répondre à douze questions, soit plus que les Français en 57 ans. En outre, il faudrait ajouter à cette statistique les référendums et initiatives cantonaux.