La soif de fraternité et les sources empoisonnées

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Nous avons l’âme sèche comme le gosier d’un égaré au Sahara. Dans ce monde qui change toujours trop vite, mû par l’indomptable puissance de la cupidité sans frontière, le voisin devient une gêne, le collègue, un rival, l’étranger, un ennemi, l’autre, un suspect. Un monde où règne la trouille paranoïaque avec, pour changer les idées noires, un flot coloré d’images qui se meuvent parmi des ondes de bruit. Chacun dans sa bulle et Dieu pour personne. La main tendue cache une main tordue. Le sourire spontané dissimule un calcul commercial. L’amitié devient un moyen de faire réseau. On ne sait jamais, ça peut servir.

Et l’âme continue à s’assécher. Oui, nous avons soif de fraternité. Mais ce qu’elle nous fait honte, cette soif ! Vous dites, «fraternité». On vous réplique, «angélisme», «bisounours», «gnangnan» et, pour les plus vieux, «cucul-la-praline». Autant d’arguments massues qui brisent menu ce vocable risible ou plutôt ricanable.

Pourtant, cette aspiration à trouver des sœurs ou des frères n’est pas éradiquée pour autant. Chacun la cachera du mieux qu’il le peut, sans pouvoir l’étouffer tout à fait. Il lui reste un petit filet d’air.

Que voulez-vous, l’humain, c’est un truc bien compliqué. D’une part, il doit affirmer son individualité au sein de la horde afin de ne pas être écrasé par elle, ce qui ne va pas sans bagarres, ruses, coups tordus, poignards dans le ventre ou le dos. D’autre part, s’il reste seul, l’humain crève. Il éprouve donc un furieux besoin de rapports avec ses semblables qui, dès lors, ne lui paraissent plus si dissemblables que ça. Les autres sont à la fois enfer et paradis. En même temps.

Pour satisfaire cette soif de fraternité, l’humain utilisera des moyens souvent étranges et parfois mortifères. Adhérer à un parti extrémiste, par exemple. Le lien entre les militants est d’autant plus fort que la réprobation dont ils sont l’objet est puissante. Lorsque Jean-Marie Le Pen proclame qu’ «un Front national gentil n’intéresse personne», il n’a pas tort. Le sentiment de fraternité – cet «entre-nous» qui anime et protège – s’aiguise devant l’adversité. L’extrême-droite anti-Marine qui est en train de se former va tabler sur ce sentiment d’appartenance partagé, car la fille Le Pen préfère les électeurs aux militants, contrairement à son père qui a toujours fait le choix inverse.

Lorsque les communistes, surtout en France et en Italie, étaient ouvertement staliniens, ils avaient créé une véritable contre-société en réponse à l’animosité qu’ils devaient affronter, même au sein de la gauche. Et malheur à celui qui voulait quitter cette contre-société. Du jour au lendemain, il devenait transparent aux yeux des camarades, comme s’il n’avait jamais existé, un processus qui se vérifie aussi dans les sectes.

Les terroristes occidentaux de l’islam intégriste et radical placent ce processus à son paroxysme. Ils pataugeaient dans les ornières de l’échec scolaire ou les fossés de l’ennui familial et flottaient sans cadre, ni but, dans une vie au rabais. Les voilà devenus ennemis publics numéro un, ce qui est tout de même plus enthousiasmant que de faire la queue à Pôle Emploi ou de vendre des barrettes de haschich dans des cages d’escalier pourries. Entre eux, le sentiment de fraternité est rendu plus intense par l’omniprésence de la mort.

Tous ces «desperados» de l’extrême sont certes éloignés par l’Histoire des idées. Mais ils se retrouvent dans cette recherche de partage fraternel. Dire cela n’est pas faire leur éloge mais tenter de voir leur réalité en face. Si l’on veut combattre l’extrémisme, il faut en premier lieu prendre conscience des attraits que recèlent ses différentes formes.

La soif de fraternité ne doit pas être niée par les ricanements. Il faut savoir l’apaiser mais pas n’importe comment. Au lieu de la dégrader, l’assumer et la prendre au vol lorsque les circonstances s’y prêtent. Car on ne créé pas de fraternité ex nihilo, il lui faut le substrat des événements pour se former. Et c’est alors qu’il faut lui donner un contenu constructeur et non destructeur. Certes, la fraternité se forge dans les combats. Mais il y a combat et combat. Certains sont porteurs de vie, d’autres de mort. On peut lutter contre ou lutter pour. La vraie fraternité ne se fait pas sur le dos des autres.

Jadis, il appartenait aux partis de la gauche démocratique de porter ce message. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont devenus des machines électorales qui n’ont pour horizon que le prochain scrutin. Il faudra donc que d’autres types d’organisation naissent pour donner corps à la fraternité authentique, sinon cette soif s’étanchera aux sources empoisonnées.

Jean-Noël Cuénod

2 réflexions sur « La soif de fraternité et les sources empoisonnées »

  1. Superbe texte, comme une fenêtre ouverte (entrebâillée?) brisant l’obscurité des murs qui nous cernent. Ouverte, mais sur quoi ? C’est justement LA question, à laquelle on ne saurait répondre d’une manière définitive, et surtout exclusivement « collective », car il en est de ces réponses comme des drogues: on en crève à plus ou moins petit feu. J’ai écris dans un poème « L’amour du monde est beau comme une question sans réponse ». S’interroger, toujours s’interroger tout en changeant de point de vue, prendre celui de l’Autre, l’interroger à son tour, en faire une part de soi-même, voilà une autre manière de vivre la démocratie (et peut-être de la sauver). La fraternité pourrait être alors une manière d’avatar de cette religion sans laquelle, disait Malraux, le siècle ne serait pas. La poésie, les arts en général, pourraient en être les nouvelles Écritures…

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