Chroniques du purin-mémoire fertile 

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Au moment où le chemin s’incline vers la plaine, l’humain marche avec ses morts. Ils sont là qui lui parlent – les mots des morts traversent la membrane de nos multivers – au rythme de ses pas. Ils ont tellement hâte de parler, les morts, qu’ils se bousculent dans la tête du marcheur. Ils ont tant à dire sur ce XXe siècle dont le cadavre n’en finira donc jamais de puer.

Pour qu’ils cessent de s’agiter ainsi dans sa tête pleine d’images et de sensations, le poète Marc Delouze (photo) leur a prêté sa parole. Venu de Paris, l’écrivain apprivoise son coin de campagne ; la terre tassée ou remuée fait surgir en lui les espoirs trahis, les illusions crevées comme des bulles de savon, les souvenirs, nés de la vie ou de la lecture, et les réminiscences de ce siècle de sang et de camps.

Dans ses Chroniques du purin, paru récemment aux Editions L’Amourier, Marc Delouze nous fait partager le pain vivant des morts. Ses expériences personnelles et ses lectures s’entremêlent en une trame serrée, chaque fil de mémoire vécue ou lue se révélant à la fois distinct et solidaire. Une trame où la séparation entre les vivants et les morts a perdu toute raison d’être.

C’est Le Chant du peuple juif assassiné qui s’élève tout d’abord. Marc Delouze évoque l’auteur de ce poème, Yitskhok Katzenelson, tué dans l’une des chambres à gaz d’Auschwitz le 1er mai 1944. Il avait participé à l’insurrection du Ghetto de Varsovie et a réussi à s’en extirper, avant d’être rattrapé par la Gestapo. Katzenelson avait rédigé Le Chant du peuple juif assassiné lors de son internement dans le camp de Vittel en France, juste avant qu’il ne soit déporté dans le camp d’extermination. A travers lui, Marc Delouze évoque tous les poètes tués dans les camps qui, à leur tour, donnent de la voix. Le grand vide laissé par l’extermination des Juifs dans leur Yiddishland est décrit, avec une sobriété désespérée, par celui qui est sans doute le plus grand écrivain du XXe siècle, Vassili Grossman.

Le journal intime et les lettres d’Etty Hillesum leur répondent en écho. Au paysage de la campagne française, à la paix du village se superposent les scènes du camp de transit de Westerbork ainsi que les rêves, les peines et la détermination d’Elly Hillesum de vivre en être humain malgré la machinerie nazie qui veut la réduire à l’état de chose.

Margarete Buber-Neumann a connu les deux rives du totalitarisme. Militante communiste allemande, elle s’est réfugiée à Moscou en 1935. Trois ans après, elle a été happée par les purges de Staline et envoyée en camp à régime sévère. Après la signature du pacte de non-agression entre l’Union soviétique et le IIIe Reich, Staline a remis aux nazis de nombreux réfugiés communistes, dont Margaret Buber-Neumann qui est passée du Goulag au camp de concentration de Ravensbrück. Devant l’avancée de l’Armée rouge, la direction du camp relâche des prisonnières. A elles de se débrouiller, en tentant d’échapper aux nazis et aux agents de Staline, dans une Allemagne en flamme. Margaret Buber-Neumann est parvenue à revenir vivante des deux grandes broyeuses nazie et stalinienne. Ses témoignages sont indispensables pour tenter de comprendre l’incompréhensible XXe siècle.

Varlam Chalamov est, avec Soljenitsyne, l’écrivain qui est parvenu à faire entendre les cris des zeks, les prisonniers politiques de Staline, à un Occident atteint jusqu’alors de surdité. Son livre Récits de la Kolyma constitue l’une des pièces essentielles pour appréhender le système Goulag qui a permis à la dictature stalinienne de perdurer même après la mort du «Petit Père des Peuples». A propos de ce témoin venu de l’extrême froid, Marc Delouze écrit : «Varlam Chalamov n’a pas cessé depuis de cogner le permafrost. Ses coups de pioche ébranlant mes tranquillités».

Le monstre nazi jouait, si l’on ose dire, cartes sur table. En lisant Mein Kampf, chacun sait à quoi s’en tenir. L’idéologie nazie n’avait que haine en gueule. Le stalinisme, lui, est parti d’une idéologie généreuse, le communisme, pour en faire l’un des plus systèmes les plus totalitaires de l’Histoire. L’accusait-on ? C’était la puissance de feu du capitalisme qui forgeait ces réquisitoires. On sait aujourd’hui, ce qu’il en est.

Cette idéologie généreuse, Marc Delouze l’a partagée comme tant d’autres. Et puis, le temps de la désillusion est venu. Quand j’étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges / Ah comme j’y ai cru comme j’y ai cru puis voilà que je suis devenu vieux, écrit Aragon dans son poème-testament Epilogue qui fait partie du recueil Les Poètes. Aragon qui fut le préfacier d’un jeune poète, Marc Delouze.

Ces élans de jeunesse, Marc les retrace dans les Chroniques du purin, en se remémorant sa participation au Festival de la Jeunesse à Helsinki, lors de l’été 1962. La première étape avait conduit la délégation des jeunesses communistes françaises à Berlin-Est. Marc revit cet été où tout semblait possible, au café panoramique de la Tour de la Télévision qui domine tout Berlin aujourd’hui réunifié. Il revit aussi d’autres visites à ce Berlin sur lequel plane, non seulement les nuages de l’Histoire, mais aussi l’ombre enfumée d’une certaine Dorothea.

D’autres ombres s’imposent, celles des poètes Imre Kertész et Pier-Paolo Pasolini. Entre eux, aucun point commun, si ce n’est de vivre en état d’insatisfaction permanente. Les rêves survivent-ils à ceux qui les rêvèrent ? demande Marc Delouze. Pour ceux de Kertész et Pasolini, cela ne fait aucun doute.

Ces Chroniques du purin fertiliseront la mémoire de ceux qui ont vécu les mêmes espoirs et les mêmes déceptions. Et qui sait ? Sur le fumier, des fleurs poussent encore.

Jean-Noël Cuénod

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Le livre – Marc Delouze. Chronique du Purin. Editions L’Amourier. 159 pages.

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