Une fois de plus, la France a évité, de peu, le pire. Et avec, à la clef, l’arrivée en tête du Nouveau Front Populaire, le bloc de la gauche, avec 182 sièges, devant les macroniens d’Ensemble (168), le Rassemblement National (143) et ce qui reste des Républicains (46). Mais pour « divine » (1) quelle soit, cette « surprise » ne saurait cacher ce fait: l’extrême-droite n’a nullement perdu.
Certes, en nombre de sièges, le RN n’a pas atteint son objectif qui était d’arracher la majorité absolue, soit 289 sièges au moins. Les désistements réciproques entre candidats de gauche et du camp macronien – abusivement qualifiés de « Front Républicain » (2) – se sont révélés efficaces.
Progression du RN entre les deux tours
Il n’empêche, l’extrême-droite RN est passée de 29,26% des voix au premier tour à 32,05% au second. Cette progression signifie que le vote RN du premier tour n’était pas un coup de gueule que l’on s’empresse de corriger au second. Elle traduit, au contraire, une adhésion aux thèses du RN.
Dans mon département de résidence, la Dordogne –vieille terre radicale-socialiste, gaulliste et communiste agraire –, l’extrême-droite remporte trois circonscriptions sur quatre…Du jamais vu! (3) En 2022, le RN n’en avait obtenue qu’une seule. A l’évidence, les désistements entre la gauche et les macroniens n’ont pas fonctionné dans les trois cercles électoraux désormais dévolus au RN.
Plus inquiétant, dans les quatre circonscriptions de la Dordogne, les candidats d’extrême-droite progressent en voix entre les deux tours.
L’exemple de la Dordogne
Le cas de la Dordogne est emblématique de ces régions qui n’avaient aucun passé extrémiste et dans lesquelles le RN est maintenant bien ancré.
Les raisons qui ont provoqué cette situation sont souvent évoquées dans les médias: abandon des services publics, éloignement des grands centres de décision, désertification économique, sentiment d’être oublié par l’Etat et spolié au profit de Paris et des grandes métropoles régionales.
Pour répondre à ces maux, l’extrême-droite s’est montrée, au cours de la récente campagne, d’un mutisme…éloquent. Même sur ses deux obsessions, l’immigration et la délinquance, elle n’a guère avancé d’arguments dignes de ce nom.
Le RN n’a pas besoin de programme
Le RN change de programme comme Trump de perruque si bien que ses porte-parole, à commencer par Jordan Bardella, s’empêtrent dans leurs explications et font très souvent montre d’une incompétence crasse.
Mais ce qui constituerait un handicap majeur pour un parti de gouvernement, devient un atout pour le Rassemblement national. Il n’a pas besoin d’un programme, ce qui supposerait une démarche rationnelle, car ce n’est pas à la raison qu’il s’adresse mais à l’émotion. Et quand la raison affronte l’émotion, elle sort rarement gagnante de ce duel.
L’ur-fascisme et l’air du temps
L’émotion surfe sur l’air du temps et anime les deux sentiments les plus basiques de l’être humain: tout d’abord, l’étranger à une communauté perçu comme une menace qui vient troubler ses équilibres internes; ensuite, le bouc-émissaire qui reste le moyen le plus immédiat pour purger les passions sociales.
Ces deux sentiments basiques demeurent à l’état latent. Pour qu’ils se manifestent, il faut que surviennent des crises auxquelles les élites – ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir – n’apportent plus de réponses convaincantes.
Mais ces crises ne suffiraient pas, à elles seules, à réveiller ce qu’Umberto Eco appelle l’ur-fascisme ou fascisme des origines. Il faut encore qu’un climat soit instauré sur le plan culturel. Un climat qui, par la répétition de formules racistes déclinées sur une pluralité de médias, fait naître un air du temps. Les réseaux sociaux, la télé-Bolloré, en sont les principaux vecteurs.
La lepénisation des esprits
« Tout de même, les électeurs du RN ne sont pas des racistes », entend-on dans les médias, façon comme une autre de se rassurer.
En est-on si sûr? Ecoutez autour de vous les réactions des uns et des autres, dans la rue, sur les marchés, au bistrot (sans parler des réseaux dits « sociaux »!) Vous serez édifié par la virulence des propos. La lepénisation des esprits ne cesse de progresser. Cette élection en apporte une preuve supplémentaire.
Le risque est donc grand que la gauche soit aveuglée par sa « divine suprise » et en vienne à oublier cette sinistre réalité: l’extrême-droite représente près de 40% des électeurs.
Lire Antonio Gramsci
En revendiquant l’exercice du gouvernement, la gauche s’expose à concentrer sur elle tous les échecs qui ne manqueront pas de survenir avec cette Assemblée nationale sans majorité claire. Porte serait ainsi grande ouverte à la prise du pouvoir par l’extrême-droite en 2027, lors des élections présidentielles.
Le plus urgent pour la gauche – plutôt que d’assumer un gouvernement de toute façon fragile – c’est de reconquérir l’espace culturel, étape indispensable pour arriver au pouvoir dans des conditions optimales, comme l’écrivait l’un des fondateurs du Parti communiste italien, Antonio Gramsci.
Hélas, en France, c’est la droite qui lit Gramsci et non la gauche!
Jean-Noël Cuénod
1 Le polémiste royaliste Charles Maurras avait qualifié l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain en 1940 de « divine surprise ».
2 Un vrai Front Républicain suppose que les différents partis composant l’ « arc républicain » s’entendent sur un programme de consensus, ce qui n’a pas été le cas en l’occurrence. Des désistements réciproques relèvent de la tactique politique, voire du « sauve-qui-peut » et non de la stratégie.
3 La circonscription de Sarlat est restée à gauche grâce à l’écologiste Sébastien Peytavie.
Analyse concise mais magistrale : « En revendiquant l’exercice du gouvernement, la gauche s’expose à concentrer sur elle tous les échecs qui ne manqueront pas de survenir avec cette Assemblée nationale sans majorité claire. Porte serait ainsi grande ouverte à la prise du pouvoir par l’extrême-droite en 2027, lors des élections présidentielles. »
Oui, la question désormais est bien « Que faire ? » pour éviter le pire… demain.
Votre excellente analyse résume très bien la situation politique de la France. Un petit bémol, le coup de griffe à la télé Bolloré semble ignorer le puissant contre-poids des 80 % des journalistes qui baignent le monde médiatique dans une pensée de gauche pour ne pas dire gauchiste.