Super League: le peuple contre les footocrates

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C’était avant les gestes barrière, dirait-on…

Le Foot-Fric, haut-lieu des basses œuvres de l’hubris capitaliste, aurait-il des limites ? Le projet de Super Ligue (Super League dans la mondialangue) réservées uniquement aux quinze clubs les plus riches d’Europe a été coulé. Du moins provisoirement. Victoire des supporteurs ? Disons victoire fragile du peuple contre les footocrates qui veulent le ravaler au rang de « client ».

Petit résumé pour celles et ceux que le football indiffère (un sujet pourtant plein d’enseignements extra-sportifs). Douze des clubs les plus fortunés d’Europe[1] ont récemment lancé une Super Ligue Européenne afin que les quinze formations les plus richement dotées du continent organisent une compétition qui leur serait uniquement réservée. Ainsi, la noblesse à crampons dorés ne risquerait plus d’être éliminée par la plèbe à crampons boueux. Real Madrid ne vivrait plus l’humiliation d’être battu par les besogneux ukrainiens du Shakhtard Donetsk, équipe provenant pourtant d’une région en état de guerre civile et privée, qui plus est, de neuf titulaires (3-2 le 21 octobre dernier). Foin de la glorieuse incertitude du sport. Vive la certitude rémunératrice de l’entre-soi !

Le footocrate n’est pas partageux 

Autre avantage qui n’est pas le moindre : les footocrates se partageraient en petit comité de quinze clubs le bourratif gâteau des droits télévisés (quelque 375 millions d’euros par an) et non plus avec les autres protagonistes de la Ligue des Champions, la plus importante compétition européenne qui est organisée par l’UEFA.

Enfin, cette Super Ligue multiplierait les chocs entre grands clubs, ce qui accroitrait les audiences télévisées et permettrait de négocier à la hausse avec les grands groupes médiatiques.

Les promoteurs de ce projet – en premier lieu les brasseurs d’affaires Andrea Agnelli, président de la Juventus de Turin et Florentino Perez, celui du Real Madrid – ont été logiquement combattus par les organisations faîtières du foot européen (UEFA) et mondial (FIFA) puisqu’ils marchaient sur leurs plates-bandes. Mais entre crocodiles barbotant dans le même marigot – à la longue et après moult échanges de coups de crocs –, il est toujours possible de s’entendre.

« You’ll never walk alone »

Le danger mortel est venu de la base, parmi ce grouillant fretin des supporteurs que les grands dirigeants de clubs méprisent du haut de leurs loges VIP[2]. En première ligne du peuple rebelle, les supporteurs anglais qui cultivent une longue tradition populaire de soutiens au club associés aux revendications sociales et politiques.

Celui qui n’a pas vibré au chant des supporteurs de Liverpool – You’ll never walk alone – déferlant des gradins d’Anfield Road comme une invincible avalanche ignore tout du vertige de faire un seul corps avec des milliers d’inconnus.

D’un peu partout, les supporteurs ont laissé éclater leur colère de voir leur rêve – et souvent leur seul échappée – être captés par des milliardaires.

Le club est tissé sur une trame sociale faite d’identification à des joueurs, de partage de joie et de détresse, de souvenirs échangés (« Tu te souviens quand Fatton a planté trois gnus à Dukla Prague ?[3] »), de sensations d’appartenance collective (Ah, l’odeur repoussante et attirante du Fortalis émanant des vestiaires ![4]).

S’il est transformé en firme globalisée aux mains d’affairistes, le club devient un corps étranger, hors-sol, sans mémoire, sans imaginaire, sans âme, froid comme une cotation en bourse.

Les dirigeants politiques contraints à prendre parti

Certes, d’ores et déjà le Foot-Fric les a transformés en entreprises. Mais cette évolution (ou involution plutôt) reste contrecarrée par le poids des supporteurs. Or, c’est aussi ce fardeau dont les « douze damnés » cherchaient à se débarrasser. Après tout, ce n’est pas avec la billetterie qu’on fait fortune mais grâce aux droits TV. Et le peuple du foot l’a bien senti. D’où sa réaction virulente contre le projet, exercée sur les réseaux sociaux et même dans la rue, forçant les dirigeants politiques – Emmanuel Macron et Boris Johnson notamment – à prendre parti contre la Super Ligue.

Désarçonnés par cette rébellion qu’ils n’ont pas vu venir, les patrons des clubs anglais se sont retirés du projet. Puis, les formations allemandes et françaises, qui étaient pressenties pour y adhérer, ont aussitôt déclaré qu’elles n’y étaient nullement intéressées. La Super Ligue est donc morte.

Super League morte mais pas enterrée

Mais pas encore enterrée. Le patron du Real Madrid Florentino Perez a déclaré qu’il comptait bien la réanimer un jour ou l’autre. D’autant plus que son projet se situe dans le droit fil du courant américain qui prédomine en Europe. Son projet de ligue fermée aux seuls riches n’est que la copie des celles de basket (NBA), de hockey sur glace (NHL) et de football américain (NFA) en Amérique du Nord.

Surtout, cet épisode illustre le rapport pervers entre « les gens » et « les clients ». Les premiers constituent une masse informe, que les dominants économiques cherchent à organiser sous forme de « clients » ; c’est-à-dire une entité à la fois massive et éparpillée en myriade d’individus. Dans l’idéal de cette économie uberalisée, tout le monde doit être « client ». Faussement indépendant, le travailleur est le « client » de la plateforme qui, dans les faits, l’emploie.

Mais dans ce monde, le client n’est pas roi. Loin de là. Il est ravalé au rang de consommateur-fournisseur de prestations, isolé, séparé, sans recours collectif. Le voilà livré clé en main aux maîtres du moment.

« Les gens » en ont marre d’être « clients »

La Super Ligue n’avait cure des supporteurs. Elle voulait des « clients » et non pas des braillards bravant pluie et soleil pour s’entasser sur les gradins. Des « clients » qui, chacun de son côté, consommaient des matches de foot prestigieux, en ingurgitant des cochonneries sponsorisées et en s’enfonçant dans les tunnels de pub.

Parfois cependant, « les gens » en ont marre d’être « clients », comme l’ont démontré les supporteurs anti-Super Ligue. S’ils parviennent à s’associer de façon autonome pour défendre une cause commune, « les gens » quittent alors leur vague pluriel pour un singulier bien déterminé appelé « peuple ». Et ça, les footocrates n’en veulent à aucun prix.

C’est dire qu’ils feront tout pour imposer leur Super Ligue qui va tellement dans le sens de leur histoire.

«You’ll never walk alone »… Rien n’est moins sûr, hélas.

Jean-Noël Cuénod

Cet article a été diffusé hier par le magazine numérique suisse BON POUR LA TÊTE https://bonpourlatete.com

[1] Manchester United, Liverpool, Manchester City, Arsenal, Chelsea, Tottenham, FC Barcelone, Real Madrid, Atletico Madrid, Inter Milan, AC Milan et la Juventus.

[2] Extrait de la pub du Stade de France vantant les mérites de ces pools de luxe : Dans un cadre prestigieux alliant confort et intimité, chaque loge du Stade de France donne sur une tribune privative. En abonnement ou à l’événement, les loges sont l’endroit idéal pour nouer des liens forts avec vos invités.

[3] Seuls les vieux Genevois comprendront mais la formule est adaptable partout et à toutes les époques.

[4] On a les madeleines de Proust qu’on peut !

1 réflexion sur « Super League: le peuple contre les footocrates »

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