Tremblement de terre au Népal, attentat déjoué en France, massacres de chrétiens au Proche-Orient, naufrages de réfugiés, menaces, violences, injures… Sentiment d’impuissance devant cette marée qui n’en finit jamais de rejeter ses morts.
Ne plus entendre la litanie comptable des cadavres, les imprécations barbues, les discours poisseux. Et se réfugier dans le mol édredon du dérisoire. Verser une larmichette rose devant l’accouchement de cette princesse (photo) qui a repris la riante tradition des porteuses de chapeaux ridicules, dont la promotion est la seule utilité sur cette terre de la britannique monarchie. Rigoler devant les facéties des chatons, grandes vedettes des vidéos diffusées par les réseaux sociaux. Ne plus penser. Ne plus remuer les méninges, ça ne sert à rien sinon à se fabriquer des ulcères.
Voilà pourquoi les médias dominants placent l’horrifiant sur le même plan que le divertissant. Ils nous fournissent à la fois le mal et son analgésique. Mais non pas son médicament, notez-le bien. Il s’agit de calmer et non de guérir. Car notre société médiamercantile a besoin de l’angoisse pour écouler ses tranquillisants, réels ou métaphoriques.
L’ennemi de la société médiamercantile, c’est le politique. Les gens doivent rester des gens, c’est-à-dire une foule d’individus sans actions collectives qui se rendraient autonomes de ce système d’aliénation fait de « stupéfiants images », pour reprendre l’expression de Régis Debray, et de consommations compulsives. Il ne faut pas que les gens fassent peuple. S’ils se mettaient de s’occuper de leurs affaires, où irions-nous ? Tout est donc fait pour nous distraire. Et nous traire par la même occasion.
Voter une fois de temps en temps pour quelques guignols de foire, voilà qui suffit amplement. Cela fait tourner la machine médiatique tout en perpétuant l’apolitisme de base. Mais pas plus, il ne faut surtout pas donner des idées. Elles pourraient bien amener les gens à devenir un peuple qui s’organise lui-même, hors du système de la domination médiamercantile.
Les manitous (manient tout) de cette société – les dirigeants de l’économie numérique, financière et médiatique – organisent leurs réseaux de manière à ce que nous soyons à la fois connectés et séparés. Connectés à leurs réseaux afin de mieux connaître nos réactions pour vendre leur came et faire de nous de dociles amateurs de vidéos animales ou princières. Mais séparés dans l’organisation du travail afin de donner le moins de prises possibles à l’action collective autonome.
Tous les systèmes totalitaires cherchent à éradiquer le politique pour chasser le débat des arènes du pouvoir. Hitler, Staline, Mussolini, Mao, Pol Pot, Franco et autres tyrans ont mobilisé la force criminelle. Les potentats de la société médiamercantile eux, usent, de la crétinisation et de l’infantilisation, pour étouffer le débat dans l’œuf. C’est une dictature douce qui nous donne, avec le sourire, les matériaux nécessaires pour bâtir nous-mêmes notre prison mentale. Dictature gentille mais d’autant plus perverse qu’elle enlève, grâce à ses divertissements, toute velléité de révolte de façon bien plus efficace que les versions brutales des tyrannies.
Mais du mal, le remède viendrait-il ? Les mêmes réseaux sociaux peuvent aussi servir à s’organiser contre l’aliénation. Mais pour ce faire, il faut trouver des cerveaux encore disponibles pour réfléchir plus loin et surtout plus haut que le chapeau de la princesse Kate. Plus encore que de l’hygiène mentale, lutter contre la généralisation de l’abrutissement relève de la salubrité publique.
Jean-Noël Cuénod