Sarkozy, Trump: pourquoi la contre-révolution s’attaque aux juges

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« La justice punissant l’injustice » (1737). Tableau de Jean-Marc Nattier ©Wikimedia Commons

Les diatribes de Nicolas Sarkozy contre la justice n’illustrent pas seulement la réaction d’un condamné vitupérant ses juges comme n’importe quel délinquant dans cette situation. Ils constitue aussi la marque d’un mouvement qui dépasse le ci-devant président et atteint de nombreuses démocraties. La contre-révolution néofasciste en marche un peu partout a pris les juges pour cible principale.

« Ce n’est pas moi qui suis humilié, mais la France » a-t-il lancé dans son interview récemment publiée par le Journal du Dimanche dans laquelle il actionne contre les juges ce Kärcher qu’il réservait jadis aux « racailles ». Sarkozy ose tout et c’est même à ça qu’on le reconnaît.

Au fond, il n’a pas tort, le ci-devant. La France peut en effet se sentir humiliée d’avoir élu à sa tête un tel traîneur de casseroles (à lire ce florilège des Echos) . L’agression verbale qu’il réserve aux magistrats atteint un tel degré qu’un collectif d’avocats vient de déposer plainte contre l’Ex pour « outrage aux magistrat » et « atteinte à l’autorité de la justice ».

L’agenda anti-juges

Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen ne représentent pas seulement des politiciens dont le comportement leur ont valu d’être traduits devant les tribunaux. Leur refus obstiné de comprendre les raisons réelles qui justifient leurs condamnations – alors même qu’ils sont tous deux avocats! – s’inscrit dans un agenda qui dépasse ces deux seuls individus.

Dans les pays encore démocratiques qu’elle gouverne – en Italie, en Hongrie, en Israël, aux Etats-Unis et autres – l’extrême-droite s’en prend systématiquement aux juges. Pourquoi?

Les bastions fragilisés

Les bastions traditionnels de la démocratie et de son jumeau-siamois l’Etat de droit sont fragilisés les uns après les autres.

– L’opinion publique? Elle est vampirisée par les infox que le goulag des algorithmes matraque à jets continus.

– Les médias? Ils se portent de plus en plus mal.

– Les partis et les syndicats? Leurs militants se comptent sur les doigts.

– Les instances parlementaires? Elles ont perdu leur crédibilité par l’action combinée du comportement de nombreux élus et du complotisme pour réseaux sociaux.

Les coups de la voyoucratie

Mais un corps « résiste encore et toujours à l’envahisseur » fascistoïde: la magistrature judiciaire. En démocratie, il bénéficie d’un statut dont les autres bastions sont moins revêtus, à savoir son statut légal ou constitutionnel. Son indépendance est le plus souvent gravée dans le marbre constitutionnel. Certes, le marbre peut s’effriter sous les coups de la voyoucratie au pouvoir. Mais cet exercice réclame de redoubler d’effort. D’où l’actuelle offensive lancée contre les juges par les acteurs de la contre-révolution dont le duo infernal Trump-Vance n’est que la figure de proue.

L’ancien ordre équilibré

Contre-révolution? Mais contre quel ordre? Après l’effondrement du nazisme et à l’exemple du New Deal de Franklin D. Roosevelt entre 1933 et 1945, un équilibre avait été trouvé dans les pays restés libres entre le capitalisme et la social-démocratie, sous ces trois principes de base: liberté régulée du marché, avantages sociaux et progressisme des mœurs.

La présence menaçante de l’Empire soviétique rendait les capitalistes prudents et les avaient convaincus qu’il valait mieux composer avec la représentation des travailleurs, quitte à faire des concessions.

Dans le même temps, la magistrature judiciaire s’est transformée. Jadis, composée presqu’exclusivement par l’aristocratie et la grande bourgeoisie, elle s’est progressivement ouverte à d’autres couches sociales et culturelles. Elle est donc devenue de moins en moins une justice de classe (avec des restes ici ou là) et de plus en plus une justice d’arbitrage entre des intérêts contradictoires. Cette justice rénovée incarnait d’ailleurs ce monde en équilibre.

La Prédation enfin libérée

Mais rien ne dure en ce très bas monde. L’Empire soviétique s’est effondré. Au même moment, le capitalisme industriel a fait place à une autre de ses formes: l’actuel technocapitalisme financier, basé notamment sur la commercialisation intensive des données numériques. Les menaces ayant disparu, les grands bataillons industriels d’ouvriers étant remplacés par des travailleurs éclatés en mille branches, précarisés et sans conscience de classe, le capitalisme a enfin pu exprimer ce qui constitue sa nature première: la prédation sans frein.

L’ennui, c’est qu’il en reste encore un, de frein: ce reliquat de l’ancien monde équilibré qui s’appelle justice. En bonne logique, la Prédation s’efforce de briser cette ultime barrière.

Défendre les juges, c’est donc défendre ce qui nous reste encore de liberté.

Jean-Noël Cuénod

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