Qui a dit que la France est un pays qui ne marche pas? Jeudi 21 janvier, les Français furent plus d’un million à battre le pavé contre la réforme des retraites voulue par leur président Macron, avec cornes de brumes, pancartes ironiques et odeurs de merguez cramées. Mais le masque traditionnellement festif des manifestants se craquelle sous l’effet du « chagrin français ».
Cela faisait longtemps que la capitale française n’avait plus connu une manif de pareille ampleur: entre 80 000 protestataires selon la Préfecture de Police et 400 000 selon le syndicat CGT. Disons entre 100 000 et 200 00 personnes, à en croire l’IPVP.
Forte mobilisation dans les villes moyennes
Un autre aspect a dû inquiéter le gouvernement: ces importantes manifs ne se sont pas déroulées que dans les métropoles comme d’habitude; les villes petites et moyennes ont elles aussi fait le plein.
Ainsi à Périgueux – chef-lieu de la Dordogne comptant moins de 30 000 habitants intra muros –, le compte des manifestants oscille entre 6.000 et 15.000. Même si Périgueux a la réputation d’être un « nid à gilets jaunes », pour reprendre l’expression d’un macroniste local, d’autres localités de semblable importance ont connu le même phénomène.
La bouillabaisse sociale va-t-elle déborder?
Cette France de l’ombre sortira-t-elle en pleine lumière en arborant l’emblématique gilet jaune fluo? « Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir », disait Pierre Dac. En tout cas, tous les ingrédients semblent réunis pour que déborde la bouillabaisse sociale.
L’air du temps est souvent trompeur et dépend du nez qui le capte, certes. Mais l’exaspération traditionnelle contre les gouvernants – et la France n’est de loin pas le seule en ce cas – se mue aujourd’hui en une forme de désespoir.
Nombre de Français qui ont manifesté contre la réforme des retraite imposée par Macron sont sans doute persuadés au fond d’eux-mêmes que, manifs ou pas, ils devront partir à la retraite à 64 ans et non plus, comme actuellement, à 62 ans.
« On sera mangé mais à quelle sauce? »
De plus, nous sommes en France où une réforme, par une sorte de mouvement irrésistible, ne peut qu’aboutir à une usine à gaz. D’où des exceptions, des comptages de trimestres cotisés, des régimes spéciaux qui ne le sont plus mais le restent malgré tout sous d’autres formes. Même si des sites de simulation promettent de donner le montant de votre retraite personnelle, l’impression d’être floué par trop de flou demeure (lire aussi ici ).
Bref, bien des Français ne savent pas à quelle sauce, ils seront mangés, tout en restant persuadés qu’ils passeront à la casserole d’une façon ou d’une autre.
En effet, le président Macron tient trop à cette réforme – sans doute la seule d’importance de son second quinquennat avec les mesures qu’il envisage sur la fin de vie – pour qu’il lâche le morceau.
Il le lâchera d’autant moins qu’il n’est pas sujet à réélection (pas plus de deux mandats consécutifs) et peut se payer le luxe de l’impopularité.
En douceur ou aux forceps?
« Sa » réforme des retraites, le Sénat l’approuve dans les grandes lignes. Eric Ciotti, le chef du groupe LR (droite d’opposition) à l’Assemblée nationale, a enjoint ses députés à la voter après avoir négocié avec la première ministre Elisabeth Borne.
De toute façon, si le gouvernement se rend compte que sa réforme risque de ne pas être adoptée par une majorité de députés, il n’hésitera pas à utiliser les artifices que la Constitution gaullienne lui réserve pour surmonter l’obstacle (les articles 49-3 et 47-1, lire ici). Donc, la réforme passera, même s’il faut recourir aux forceps constitutionnels.
Impotence institutionnelle du peuple
Mais pour le gouvernement d’Elisabeth Borne et, surtout, pour le président Emmanuel Macron, cette victoire créera une météo sociale zébrée de colère. Le moral des Français plongera vers des abysses insondables.
Désespérante certitude d’être incapable de s’opposer à une réforme impopulaire ( selon l’institut de sondage Harris Interactive, 72% des personnes interrogées l’estiment « injuste » ; lire ici ). Tenace impression d’être dépossédé de toute possibilité d’infléchir le destin collectif, quoique l’on fasse, quoique l’on tente.
S’ajoute à cette impotence institutionnelle du peuple, les tactiques du président Macron qui joue entre démonstrations d’arrogance et concerts de pipeau. Tactiques qui sont désormais cousues de fil blanc phosphorescent : je fait fuiter dans les médias une réforme contenant de nombreux points promis à l’impopularité. J’attends les réactions. Si rien ne bouge – souvent parce les Français ont la tête ailleurs, en vacances ou devant le sapin de Noël – c’est parfait, la potion amère sera avalée.
Si le cheval France se cabre, hop, on sort son plan B et son pipeau, en enlevant les mesures les plus impopulaires tout en gardant l’essentiel.
L’arrogant pipeau
C’est ce qui s’est passé avec la réforme des retraites. Tout d’abord, le président propose le report à 65 ans de l’âge légal du départ à la retraite. Mais même la droite LR – indispensable apport à la majorité – se met à couiner. Alors, la première ministre Elisabeth Borne propose 64 ans, ce qui sied à la droite.
Cela dit, les citoyens les plus réveillés se rendent bien compte que l’objectif visé par Macron, c’était bien 64 ans et non 65. D’où l’impression d’être chaque fois traité en gamin par un président qui, en plus, vous prend de haut.
Quatre ans, c’est très long!
Seul un événement exceptionnel pourrait contraindre Macron et son gouvernement d’abandonner la réforme des retraites, par exemple, une manif qui tourne mal en causant la mort d’une personne voire plusieurs, ce qu’à Dieu ne plaise.
Mais dans ce cas, le « Chagrin des Français » en deviendrait encore plus intense. Avec tous les risques d’émeutes qu’une telle situation de manquerait pas de provoquer.
Au pire, Emmanuel Macron serait poussé à la démission, inaugurant une période de fortes déstabilisations alors que la guerre fait rage aux portes de l’Europe.
Au mieux, il serait transformé en président-zombie ne pouvant plus rien décider d’important en attendant 2027 et l’élection de son successeur. Or, quatre ans dans de telles conditions, c’est long, très long!
Une crise institutionnelle
La crise que traverse la France est aussi de nature institutionnelle. La gouvernance à « la de Gaulle » ne fonctionne plus de façon satisfaisante. Et la IVe République a trop laissé de mauvais souvenirs pour que ce pays s’y replonge.
La solution la plus évidente pour ôter aux citoyens leur impression d’être le jouet « d’en haut » serait de leur donner la parole en créant des mécanismes de démocratie directe qui soit propre à la France car on ne va pas transformer les Français en Suisses du jour au lendemain.
Les partis de gouvernement alliés aux médias parisiens s’y sont toujours opposés. Par mépris de caste et aussi pour ne pas perdre une miette de ce délicieux pouvoir.
Ils n’entendent pas cet appel à la démocratie semi-directe qui monte des provinces; elles en ont marre d’être dépossédées et marginalisée par une armée de petits marquis aux escarpins vernis. Le réveil des porteurs de souliers ferrés risque d’être brutal.
Jean-Noël Cuénod
Cet article est paru vendredi 27 janvier 2023 dans le magazine numérique BON POUR LA TÊTE-Média Indocile https://bonpourlatete.com/