Comme si c’était hier… Le petit transistor Philips annonce de sa voix de boîte de conserve que les chars russes et des autres pays du Pacte de Varsovie ont envahi Prague cette nuit. En ce matin du 21 août 1968, il fait chaud dans cette petite chambre sur les hauteurs de Lausanne. Maintenant, on étouffe. L’an 68 tombe avant la chute des feuilles.Sur la table où fume le café, une carte postale représentant le pont Saint-Charles à Prague. Coup d’œil à son verso : « Ils sont partis, ça y est. On a gagné ! » Des copains – accourus à Prague pour voir quelle gueule il avait, ce « socialisme à visage humain » d’Alexander Dubček – avaient expédié leur carte une semaine auparavant. Les troupes de l’Armée Rouge avaient fait mine de quitter la Tchécoslovaquie avant de faire demi-tour vers Prague. Moscou avait pratiqué la même tactique à Budapest en 1956.
Retour à Genève où les gauchistes vibrionnent sous le coup de la colère. Avec des copains, le Plouc rend une petite visite à la rédaction de la « Voix Ouvrière », le quotidien communiste, organe du Parti du Travail. On chambre un permanent : « Alors, camarade, t’as vu ce qui se passe à Prague ? T’en pense quoi maintenant de l’URSS ? » Réponse évasive, pour le moins : « Eh ben, heu, Ch’ai pas. J’ai entendu un truc en passant, juste comme ça à la radio ». Et le permanent de se jeter sur l’éditorial de Jean Vincent, conseiller national et grand patron du Parti.
Lecture compulsive qui se conclut par une mine rassurée : « Ces Russes, c’est quand même des salauds ! » Le permanent a dit « les Russes », notez-le bien, et non « les Soviétiques ». Pas question d’incriminer les Soviets, l’âme du communisme. Les Russes, eh bien, ce sont des Russes, quoi. On peut y aller. Le communisme, c’est autre chose. Ça relève du sacré, voyez-vous…
Le Parti suisse a en effet sévèrement condamné l’intervention soviétique. Le permanent s’est donc dit que cette fois-ci, l’imprimerie et la rédaction de la « VO » n’allaient pas subir les assauts des manifestants comme en 1956 après l’invasion russe en Hongrie.
Durant cette matinée du 21 août, des velléités de manifs se préparent à gauche et à droite, malgré les vacances. Heureux hasard : le Living Theatre de Julian Beck et Judith Malina – qui a élevé le happening au rang des Beaux-Arts révolutionnaires – donne son extraordinaire Paradise Now au Pavillon des Sports à Genève. Personne ne sait ce qui va se passer durant ce non-spectacle où public et comédiens sont mélangés pour créer ensemble un événement.
Ce soir-là, l’événement est tout trouvé : des comédiens et une partie des spectateurs sortent du Pavillon des Sports pour faire manif devant le portail de l’ambassade d’URSS auprès des Nations-Unies et huer les partisans du « socialisme à visage inhumain ».
Prague et les écraseurs de rêves
Au Mai-68 parisien avait répondu de l’autre côté du Rideau de Fer, le Printemps de Prague commencé le 5 janvier avec l’élection de Dubček à la tête du Parti communiste tchécoslovaque. Mais durant la nuit du 20 au 21 août 1968, c’est bien plus qu’un printemps que les chars russes ont écrasé. Cette année 1968, s’est donc terminée à ce moment-là, dans la chaleur aoutienne.
A 20 ans, la gaieté prend toujours le dessus. Pourtant, chacun de nous savait bien que quelque chose s’était cassé et que nos rêves fraternels avaient sombré dans l’illusion. 68 avait commencé en été… 1967 avec les émeutes raciales aux Etats-Unis et les violentes manifs américaines contre la guerre au Vietnam. La vague de la jeunesse en révolte avait gagné l’Allemagne en février. Et ce fut l’acmé à Paris en mai, avec des répliques sismiques à Genève, à Zurich, plus tard à Lausanne et dans les autres villes européennes. Chaque fois, l’autorité établie l’avait emporté. A l’Ouest. Et, encore plus rudement, à l’Est. Les écraseurs de rêves avaient gagné. Ils gagnent toujours. Pour toujours?
Jean-Noël Cuénod