Vague de surdoses mortelles aux Etats-Unis. Guerre des gangs de trafiquants à Marseille. La drogue demeure au firmament des angoisses publiques. Comme le réchauffement climatique. Avec, dans les deux cas, la même impuissance à endiguer ces marées. Sous les applaudissements électoraux, les dirigeants politiques débitent leur mantra répressif. Quelle stupéfiante hypocrisie générale!
Le Monde vient de citer une étude parue le 14 septembre dernier décrivant les ravages de la « quatrième vague de la crise des opioïdes » ces puissants médicaments contre la douleur qui sont de plus en plus utilisés hors du cadre médical grâce à divers stratagèmes.
Selon cette étude, leur consommation a provoqué la mort de 123 000 personnes aux Etats-Unis depuis le début de l’année, comme si les villes de Winterthour ou de Metz avaient été rayées de la carte en neuf mois!
A Marseille, l’actuelle guerre des gangs a blessé 100 personnes et en a tué 43; nombre de ces victimes n’avaient aucun lien avec les trafics de stups, leur seul tort étant de se trouver là au mauvais moment.
Dressé sur ses ergots, le ministre française de l’Intérieur Gérald Darmanin a claironné devant les micros à Marseille: « La seule solution pour empêcher la pieuvre de s’agrandir, c’est l’attaque des organisations criminelles. » Légaliser la drogue pour assécher les gangs? « Partout où elle a été adoptée, la légalisation complète le marché illégal, mais ne le remplace pas. Je ne lâcherai pas ce combat! »
Parole forte, résultat nul.
Le pouvoir d’adaptation des organisations criminelles
Les policiers lucides – qui, eux, connaissent la question – savent bien que s’attaquer à l’offre ne sert à rien, tel le regretté Olivier Guéniat qui fut chef de la police judiciaire cantonale de Neuchâtel et membre de la Commission fédérale suisse sur les questions liées aux addictions:
«Les organisations criminelles ont su s’adapter, minimiser les risques, contourner les obstacles ».
Feu Olivier Guéniat estimait qu’en matière de stupéfiants, la police s’attaque à 3% du problème, 97% du marché restant incontrôlé. (Lien 2).
Cela dit, les expériences de libéralisation ne constituent pas pour autant la panacée qui résoudrait le « problème » une fois pour toute. En fait, aucun Etat ne peut se vanter de l’avoir surmonté.
L’économie souterraine a de la surface!
Et d’ailleurs, nos sociétés désirent-elles vraiment éradiquer les trafics illicites de drogue? La question mérite d’être posée, compte tenu du poids considérable de l’économie stupéfiante. Une économie dite « souterraine » qui a de la surface!
250 milliards de dollars (233 milliards d’euros; 224 milliards de francs suisses), tel est le montant annuel des revenus générés dans le monde entier par le trafic illicite des stupéfiants. Il ne peut évidemment s’agir que d’une estimation; elle a été générée par l’Office des Nations-Unies contre la Drogue et le Crime. 250 milliards de dollars, cela représente le Produit Intérieur Brut (PIB) d’un pays développé comme la Finlande.
Ces revenus sont recyclés pour le plus grand bonheur des économies « licites » et participent à la vie ou à la survie de nombre de cités, de quartiers, de villages de la planète.
Avec sa hiérarchie composée d’importateurs, de financiers recycleurs, de logisticiens en transports, de grossistes alimentant les détaillants, eux-mêmes commandant leurs armées de revendeurs de rue, de guetteurs et de « nourrices » ( familles chargées volontairement ou non de stocker la « marchandise » à leur domicile), l’économie stupéfiantes à pignon sur rue et pognon sur ruse.
En France l’INSEE évalue cette activité à 21 000 équivalents temps plein, soit 0,08 de la main d’œuvre française… Sans payer de charges sociales. Le rêve libertarien par excellence!
En Suisse, le marché du seul cannabis représente, selon Olivier Guéniat, « 100 tonnes consommées chaque année par 200 000 consommateurs réguliers et un chiffre d’affaire annuel d’un milliard de francs suisses (1,04 milliard d’euros). Pour le marché de la cocaïne, le policier citait les montants suivants: 8 tonnes consommées par 50 000 consommateurs avec un chiffe d’affaire annuel d’un milliard de francs suisses.
Si d’aventure le trafic illicite était éradiqué, on imagine les déséquilibres sociaux et économiques que cela provoquerait, notamment dans les quartiers les plus touchés par le phénomène.
Humilité
Nous sommes aussi des sociétés stupéfiantes et cela personne ne veut l’admettre. Au lieu de se gargariser de grands mots, de gesticuler à coups de menton, de hurler à la répression, de construire frénétiquement plus de prisons, il faudrait tout d’abord faire preuve d’humilité, à commencer par les politiciens de la répression qui font du commerce illicite leur fond de commerce électoral.
Toutes les civilisations et toutes époques sont traversées par le recours à des substances plus ou moins hallucinogènes. Mais le plus souvent elles n’étaient utilisées que dans des contextes rituéliques ou religieux bien codifiés, ce qui permettait leur maîtrise.
Comme nous avons chassé les quêtes spirituelles de la sphère de nos préoccupations, ces garde-fous, au sens premier du terme, sont démolis. Et réintroduire des sortes de rituel, cela semble malaisé à accomplir à notre époque.
Des filtres à notre folie
La drogue, il faudra donc faire avec, d’une manière ou d’une autre. Croire en son éradication définitive se révèle dangereux dans la mesure où cette illusion nous masque la réalité et, de ce fait, nous empêche de commencer à l’apprivoiser.
Car la société des humains devra bien trouver le moyen de l’apprivoiser en élaborant la confection de nouveaux garde-fous, en éduquant les plus jeunes à affronter ces comportements à risques qui sont le lot des adolescents.
Serons-nous assez sages pour mettre des filtres à notre folie?
Jean-Noël Cuénod