Des policiers qui manifestent en cagoule contre le gouvernement comme des activistes du Black Block… Ce spectacle s’est déroulé à Paris et dans d’autres villes françaises. Lorsqu’une scène de divorce éclate entre l’Etat et les détenteurs par procuration de sa violence légitime, il y a toujours de quoi s’inquiéter.Certes, par le passé, les fonctionnaires de police ont déjà défilé dans la rue, notamment lorsque Robert Badinter et Christiane Taubira étaient gardes des Sceaux. Mais leur grogne se tournait principalement vers un ministre représentant la justice, dénoncée de façon sempiternelle comme « laxiste ». Aujourd’hui, si les policiers en colère visent aussi le « laxisme des juges », ils fourrent dans le même sac d’opprobre le gouvernement, leur hiérarchie et même leurs syndicats qui s’efforceraient plus de les calmer que de les défendre. En France, ce phénomène s’est déjà constaté dans d’autres secteurs avec les « coordinations » émanant de la base et débordant les syndicats.
La réaction classiquement complotiste à ce genre de phénomène est d’y voir la main, ou plutôt « la patte » – pour reprendre l’expression du premier secrétaire socialiste Jean-Christophe Cambadélis – du Front national comme organisateur de la révolte. Naguère, le patronat dénonçait le Parti communiste comme source des troubles sociaux. Jadis, l’Eglise catholique vilipendait la Franc-Maçonnerie coupable d’avoir dirigé la Révolution française. Réaction dangereuse dans la mesure où, désignant un bouc émissaire agissant ex machina pour semer le désordre, elle occulte les véritables maux qui ne viennent pas de l’extérieur mais de l’intérieur. Le Front national va certainement récolter les raisins de la colère policière. Mais il n’a pas attendu les mouvements policiers de cet automne pour en tirer sa piquette. Une étude du CEVIPOF (Sciences-Po à Paris), publiée en décembre 2015, démontrait que 51,5% des policiers et militaires ont voté FN l’an passé contre 30% en 2012.
La colère des policiers couvait depuis plusieurs années : travaillant dans des conditions souvent indignes, mal payés, peu considérés par la hiérarchie qui leur donne des ordres contradictoires (à méditer en France, cette formule de l’Armée suisse : ordre + contrordre= désordre !), taillable et corvéable à merci et désormais cibles, non seulement des terroristes, mais des voyous qui cherchent à les assassiner en leur tendant des guets-apens. Nul besoin du FN pour se mettre en colère !
La grande faute du gouvernement socialiste est d’avoir cru qu’oindre les policiers de belles paroles et leur faire miroiter d’émouvantes promesses suffiraient à les rendre patients. Hélas, les améliorations ont bien du mal à descendre jusqu’à la base, freinées qu’elles sont par un appareil hiérarchique pesant. Dès lors, agacés par ces discours lénifiants qui ne trouvaient aucune traduction sur le terrain, les policiers ont explosé. C’était couru d’avance.
Gonflé, Sarkozy !
Toutefois, à la source des maux actuels, on ne trouve ni François Hollande, ni le premier ministre Valls, ni le ministre de l’Intérieur Cazeneuve mais le ci-devant président Nicolas Sarkozy. L’ancien « premier flic de France » tente, avec sa frénésie coutumière, de profiter de la situation pour se poser en défenseur de la police. Vraiment, Sarko ose tout, et c’est d’ailleurs à ça qu’on le reconnaît ! Quelles sont les principales revendications des policiers, outre l’anonymat dans certaines procédures et la mise au même niveau que les gendarmes en matière de légitime défense ? L’augmentation des effectifs et l’arrêt de l’absurde politique du chiffre. Or, dans les deux cas, l’ancien chef de l’Etat français est en cause.
Sarkozy et Cazeneuve se sont jetés des statistiques à la tête concernant le nombre d’emplois supprimés dans la police. Qu’en est-il vraiment ? L’estimation la plus fiable est tirée d’un rapport de l’Assemblée nationale daté du 9 octobre 2014 que l’on peut lire en cliquant ici. Il en ressort que durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy les effectifs policiers ont baissé de 6 093 postes. C’est surtout, sa « culture du résultat », sa « politique du chiffre » qui ont exercé leurs ravages dans la police. Certes, il est fort légitime d’améliorer le taux d’élucidation des affaires. Mais en fixant des objectifs « d’en haut », à la française, sans tenir compte de la base, le président Sarkozy a abouti à la déplorable situation actuelle.
Les échelons supérieurs de l’usine à gaz hiérarchique reçoivent les objectifs fixés par le gouvernement et les font descendre vers les échelons inférieurs sans trop s’en préoccuper. L’important, à ce haut niveau, étant de participer à la lutte des places et non de se soucier de la piétaille. Dès lors, les policiers de base sont accablés d’objectifs souvent incohérents, compte tenu de la réalité du terrain. Que se passe-t-il souvent ? Les responsables des commissariats demandent à leur troupe de cibler les affaires faciles « qui font du chiffre » au détriment d’autres plus longues, plus difficiles à élucider ; il s’agit alors de dissuader les victimes de porter plainte. Résultat : mécontentement de la population et frustration des policiers. « La justice poursuit le crime mais en boîtant » pour reprendre l’expression de feu Raymond Foëx, procureur général genevois.
Police-justice, le lieu des malentendus
Il existe un autre mal policier, plus profond et bien plus ancien que l’époque « SarkHollande », à savoir l’incompréhension entre policiers et magistrats. Depuis la nuit des temps, les premiers accusent les seconds de « laxisme » en sortant ici ou là moult chiffres ébouriffants. S’il convient de prendre les statistiques en général avec circonspection, il faut d’autant plus s’en méfier en matière pénale ; les situations y sont tellement complexes qu’elles ne sont guère quantifiables. Ces chiffres-là ne donnent que des idées toujours vagues et souvent fausses.
Avec cette prudente réserve que nous venons d’invoquer, constatons que les prisons françaises sont pleines à craquer (106% de taux d’occupation). Entre 2000 et 2012, le nombre de condamnations pour violences volontaires a augmenté de 62% selon l’Observatoire français de la délinquance et des réponses pénales. Il ajoute que cette hausse n’est pas due à une explosion des méfaits mais plutôt à une meilleure prise en compte par la société et à une réponse pénale plus ferme qu’auparavant.
L’impression de « laxisme » semble surtout provoquée par le fait que nombre de jugements pénaux ne sont pas exécutés. Ainsi, au 1er avril 2016 – nul poisson à l’horizon, rassurez-vous ! – 7.300 peines fermes prononcées au Tribunal de grande instance de Bobigny étaient en attente d’exécution, faute de personnel. On comprend dès lors, la rage des policiers qui sont nargués par les délinquants qu’ils ont arrêtés, qui ont été condamnés et qui, malgré cela, restent en liberté. Mais c’est bien à tort que leur rage est dirigée contre les magistrats. Ils sont les premières victimes d’un système complexe qui réclamerait, pour avoir un semblant d’efficacité, un personnel bien plus nombreux.
En fait, cette incompréhension entre policiers et magistrats trahit l’hypertrophie centralisatrice de l’Etat en France qui multiplie les rouages administratifs. Dans d’autres pays, les corps intermédiaires entre police et justice sont moins nombreux. L’une et l’autre connaissent donc mieux leurs missions respectives et leurs problèmes spécifiques.
La révolte policière est, au sens premier du terme, une affaire d’Etat.
Jean-Noël Cuénod