Il n’est pas de société sans initiation. Initiation de passage et initiation aux mystères. Toutes deux ont des vocations différentes, il faut donc se garder de les confondre. L’initiation de passage est ouverte au plus grand nombre et marque, notamment, l’entrée dans la vie adulte.
Elle se pratique au moyen de cérémonies particulières dans les sociétés qui demeurent traditionnelles. Dans les pays occidentaux, elle subsiste sous des formes plus ou moins altérées comme, en Suisse, la cérémonie de réception civique réservée aux jeunes de 18 ans qui viennent d’être inscrits sur le registre électoral ou chez les protestants la Confirmation du Baptême à 16-17 ans ou sous d’autres aspects encore plus masqués dont, évidemment, l’Occident a oublié l’origine de cette initiation dite «de passage».
L’initiation aux mystères est d’une autre nature. Elle n’est pas ouverte à tous. Elle est réservée à celles et à ceux qui se sentent poussés à comprendre les grands mystères de la vie et à tenter d’approcher la Vérité sous les milles masques qu’elle emprunte. Cette voie-là est une ascèse en ce sens qu’elle réclame de l’initié un travail sur lui-même et le recours à une discipline librement consentie. Elle se caractérise par son déroulement progressif. L’adepte doit assimiler le degré où il se trouve avant d’aller plus loin. Cette disposition d’esprit n’est pas forcément celle de la majorité des humains. C’est pourquoi l’initiation aux mystères ne saurait être un phénomène de masse. Concernant la Franc-Maçonnerie, l’initiation qu’elle propose est, bien entendu, une initiation aux mystères.
Pour essayer de répondre aux questions qui le taraudent depuis la nuit des temps – pourquoi la vie? Pourquoi la mort? Comment me situer dans ce contexte? – l’humain ne peut guère tabler sur le savoir scientifique. Non pas que ce savoir-là soit à dédaigner – bien au contraire – mais ces interrogations n’entrent pas dans son champ de compétence. La science tente de répondre à la question «comment?» et non pas à la question «pourquoi?»
Nous insistons sur les verbes «essayer» et «tenter». Car dans notre espace-temps, personne ne saurait apporter une réponse qui serait valable pour tous, une réponse venant de l’extérieur, c’est-à-dire qui serrait l’objet d’un enseignement scolaire prodigué par un professeur à ses élèves. Les institutions religieuses ont institué des dogmes qu’elles énonçaient comme des vérités absolues afin d’apporter des réponses à ce lancinant «pourquoi?». Mais la pluralité de leurs dogmes qui, de plus, se contredisaient, a démontré qu’il ne fallait pas trop compter sur ces institutions pour énoncer une vérité définitive et unique.
C’est ainsi que pour tenter de répondre au «pourquoi?», la plupart des sociétés connues ont développé la voie initiatique qui a pris des formes diverses en fonction de leurs caractéristiques propres. Au-delà de ces particularités, les voies initiatiques diffusent toutes leur enseignement par le truchement de rites et de symboles. Certes, leurs adeptes s’engagent aussi à suivre un enseignement de type plus ou moins scolaire – comme les mathématiques et la géométrie pour les Pythagoriciens ou l’art du trait pour les Francs-Maçons opératifs – afin d’acquérir un savoir de base permettant à ceux qui l’ont assimilé d’aller plus loin vers la Connaissance du «pourquoi?» existentiel. Le savoir est indispensable pour essayer d’acquérir la Connaissance, mais il n’est pas suffisant.
Le savoir s’adresse avant tout à l’aspect rationnel de l’humain. L’accès à la Connaissance mobilise tous les états de conscience de l’humain, son aspect rationnel, certes, mais aussi ses zones que l’on nomme improprement inconscientes[1]. Les rituels et la méditation sur les symboles permettent à ces zones d’affleurer progressivement à la conscience et de placer ces zones inconscientes ou «autrement conscience» au service de l’approche de la Connaissance. Ce travail développe alors l’intuition, cette faculté de l’intelligence qu’un usage hypertrophié de la rationalité délaisse. L’intuition c’est la pierre cachée. Une fois éveillée et travaillée par les rituels, cette intuition permettrait alors cet accès direct aux réponses au «pourquoi?» existentiel. Si j’use ici du conditionnel, c’est que nous entrons dans un domaine qui dépasse les limites du discours rationnel sur lequel je me place en écrivant ces lignes. Mais seule l’expérience intérieure de l’Illumination conférée par l’initiation réelle permet de vivre ces réponses au «pourquoi?» C’est le grand secret de l’initiation, le seul véritable, inviolable par nature.
Pour que l’initiation virtuelle – celle qui est transmise à l’adepte lors d’une cérémonie rituélique – devienne une initiation réelle, ledit adepte doit réunir en lui ce qui est épars, c’est-à-dire de réaliser l’unité de tous ses états de conscience, de faire affleurer, comme le dit Jung, les contenus inconscients vers la conscience. Car, comme le dit l’un des nombreux rituels maçonniques[2], «c’est par la conscience que nous sommes reliés au Divin.» Et cela, seule la mise en rite des symboles selon une discipline éprouvée par des siècles de pratique est à même de proposer à l’adepte une voie vers l’initiation. A lui, s’il veut progresser, de vivre cette mise en rite et non pas d’y assister comme s’il s’agissait d’un spectacle, auquel cas, tous ses états de conscience ne pourraient pas être mobilisés.
Le travail proprement ésotérique se révèle également indispensable. Il développe cette capacité de l’adepte à tenter de voir le dessous des cartes, de saisir ce qui est caché derrière les textes sacrés, d’en saisir la substantifique moelle. Par la méditation et la réflexion sur les symboles, il apprend à non pas nier, mais dépasser les contradictions. Il sait qu’un symbole peut signifier une chose et son contraire mais qu’il existe entre cette chose et son contraire une unité profonde. L’Illumination apportée par l’initiation réelle, les réponses au «pourquoi?» existentiel ne serait-elle pas de vivre l’état où les opposés cessent d’être perçus contradictoirement? La révélation de l’identité profonde de la vie et de la mort, du fini et de l’infini?
Si l’on se réfère au Frère René Guénon – qui s’est pourtant montré particulièrement sévère à l’endroit des loges spéculatives – en Occident, la seule voie initiatique valable et légitime est offerte par le Compagnonnage et la Franc-Maçonnerie, même dans la version dégradée qui, selon Guénon, est la sienne. Guénon met en garde les créations contemporaines de faux ordres à prétention initiatique créée par telle ou telle personnalité. Parmi les critères choisis par ce grand ésotéricien pour trier le bon grain de l’ivraie en matière d’Ordres ésotériques légitimes ou autoproclamés, figure l’indétermination dans le temps. Si l’on peut donner une date précise et un fondateur bien identifié à cet ordre, il y a de grands risques pour que cet Ordre n’ait rien d’initiatique. Or, comme l’indique la formule célèbre dans nos loges, la Franc-Maçonnerie «vient de temps immémoriaux». La date de 1717 n’indique que la création de la première obédience dite spéculative, obédience formée par des Loges qui, Lapalisse nous l’aurait confirmé, existaient forcément avant elle! Et l’on sait que la Maçonnerie spéculative est née de la Maçonnerie opérative. Et l’on serait bien en peine de trouver à cette dernière un acte de naissance précis. Quant à donner le nom de son fondateur, la mission est rigoureusement impossible.[3] Certes, on peut faire remonter ses origines au collegiae, ces confréries de constructeurs de l’Antiquité romaine qui développaient une cultuelle qui leur était propre. On remarque aussi en Perse des Ordres semblables. Mais c’est tout. La Franc-Maçonnerie vient bien de «temps immémoriaux».
Si la voie initiatique de l’Occident a décidé de s’exprimer en utilisant les symboles liés au travail de construction, ce n’est, évidemment, pas un hasard. Plus que d’autres civilisations, l’Occident s’est exprimé par le travail lié à la transformation de la matière. Cette idée se trouve dès le début de la Bible, texte fondateur de l’Occident[4] comme l’indique notre regretté Frère Daniel Beresniak dont je vous recommande vivement la lecture de son «Mythe du péché originel» paru aux Editions du Rocher. En effet, au chapitre II verset 15 de la Genèse, il est écrit «YHVH prit l’homme et le posa dans le Jardin d’Eden pour le travail et pour la garde[5].» Et Daniel Beresniak de poursuivre: «Ce travail fait de lui le partenaire de son créateur: Dieu fournit la pluie et l’homme cultive la terre» Contrairement à ce que trop de prêtres enseignent, ce n’est pas le travail qui est la conséquence de la chute d’Adam et Eve, puisque d’emblée l’humain est créé pour le travail. Mais si l’on se réfère à l’hébreu, c’est l’effort – et non pas le travail – qui constitue la sanction divine.
Dans les premiers travaux que doit entreprendre un humain, la construction de son habitat figure évidemment en bonne. Et pour maîtriser cette construction, l’emploi des nombres et leur agencement se révèlent indispensables. Or, les nombres ne sont pas que des moyens auxiliaires à l’érection des bâtiments. Ils constituent aussi des éléments essentiels à la compréhension du monde. Pour sucer la substantifique moelle de la Bible ou du Coran, il est nécessaire de connaître la valeur numérique des lettres qui les composent et de jouer avec ces valeurs en fonction des mots, des phrases, des versets, des chapitres. Et ces valeurs numériques nous livrent des sens cachés que contiennent les textes sacrés.
Pour exprimer sa foi dans le Divin, l’Occident médiéval a placé tout son génie dans ce qui constituait sa vocation propre, la construction et, plus précisément, la construction des cathédrales basée sur le bon ordonnancement des nombres et leur utilisation symbolique.
Cet emploi des nombres et de leurs symboles a captivé nombre d’humains, au-delà des constructeurs. De nombreux nobles, des esprits curieux et épris de cette libre réflexion qu’interdisait l’institution religieuse ont été intéressés par l’enseignement maçonnique comme l’indiquent, dans les registres de Loges opératives anglaises, les noms de personnalités qui n’étaient pas des maçons au sens propre du terme, mais des «associés». La présence en Loge opérative de l’alchimiste Elias Ashmole au XVIe siècle en offre un exemple. On peut donc raisonnablement supposer qu’au fil du temps la Franc-Maçonnerie a recueilli l’héritage d’autres disciplines que la sienne, comme l’alchimie par exemple ou les théories des Roses-Croix du XVIe siècle passionnés par les recherches scientifiques interdites par l’Eglise, voire les Templiers qui se sont forcément trouvés en rapport avec les Francs-Maçons opératifs puisque ce sont ces moines-chevaliers et… banquiers qui, souvent, finançaient la construction des cathédrales.
La Chevalerie templière ayant été réprimée, les Roses-Croix et les alchimistes n’ayant plus donné signe de vie publiquement, la Franc-Maçonnerie opérative n’étant plus appelée à construire des cathédrales, née des cendres de cette dernière, la Franc-Maçonnerie spéculative a repris en main la voie initiatique occidentale afin que son type d’enseignement particulier puisse persister. Car sans initiation aux mystères, la société devient orpheline et se livre aux premiers sectateurs venus pour étancher sa soif de questionnement. Comme ces sectateurs sont inspirés au mieux par la gloire personnelle et au pire par l’appât du gain, ils ne peuvent apporter à leurs fidèles que déception, dégoût et désespoir. Et ces trois «D» dans une société en forment un quatrième: le désastre.
Qu’il y ait eu ou non transmission officielle de secrets – réels ou fantasmés – entre alchimistes, Roses-Croix et Templiers d’une part, et les Loges opératives d’autre part, peu importe. Il n’en demeure pas moins, comme le montre de récents ouvrages historiques, qu’il y a eu rencontres entre eux et, donc, influences. Et c’est de cet ensemble d’influences dont nous sommes aujourd’hui les porteurs et qui forment la voie initiatique occidentale.
Jean-Noël Cuénod
[1] A mon avis, l’inconscient n’est pas une absence de conscience. C’est une conscience autre, une conscience qui prend d’autres formes que celle de la rationalité et qui a accès, selon les théories de Jung, à l’inconscient collectif et aux grands archétypes qui alimentent les mythes des sociétés humaines.
[2] En l’occurrence, le Rite ancien et primitif de Memphis-Misraïm
[3] Cela explique pourquoi en Franc-Maçonnerie, les charges et fonctions sont impersonnelles et changent régulièrement de détenteurs. Quiconque s’instituerait, par exemple, « Grand Maître à vie » sortirait aussitôt de la Régularité maçonnique.
[4] Concernant « l’aire idéologique » de l’Occident, je reprendrai la conception du philosophe français Michel Maffesoli qui ne limite pas l’Occident à la Chrétienté mais englobe le judaïsme et l’islam. L’un étant le porteur initial du texte fondamental de l’Occident et l’autre, s’en inspirant directement dans le « Coran ». Les mythes peuvent se vivre différemment, et même concurremment, voire belliqueusement d’une partie ou de l’autre de ce « Grand Occident », ils n’en demeurant pas moins communs.
[5] Cela explique pourquoi il convient de conserver sur l’autel maçonnique le Volume de la Loi Sacrée qui, dans nos pays, est le plus souvent, mais pas forcément, la Bible prise non pas comme un ouvrage religieux mais comme le texte fondateur de la civilisation dans laquelle nous vivons. Cette présence est une invitation à comprendre le sens caché de ce texte fondateur, ce qui constitue tout de même l’un des mobiles de notre Ordre !
Enfin un article d’un Homme qui ne confond pas degré et grade (eu égard à la portée symbolique des nombres et des angles), qui fait la distinction entre s’avoir et co-naissance, et qui se « souvient » que ce ne sont pas les « modernes » qui ont inventé la Franc-Maçonnerie, bien que ce soit eux qui l’ont répandu (et dé-voyé).