Avec l’affaire Théo, la police française subit une crise de plus. Pour tenter de comprendre le phénomène, il faut tout d’abord accepter d’entrer dans un monde complexe et bannir deux réactions aussi fausses que traditionnelles : réduire les policiers à un corps de brutes racistes ou les idolâtrer au point de les placer au-dessus des lois (Dessin d’Acé).Comme localier, puis chroniqueur judiciaire, reporter et enfin correspondant à Paris, le Plouc a fréquenté les policiers pendant quarante ans,en Suisse, en France, en Belgique et en Italie principalement. Délicate cohabitation faite de méfiance réciproque et d’acceptation mutuelle.
Rien n’est plus complexe qu’assurer l’ordre public dans une démocratie. Les accusations de « servir le pouvoir en place » fusent d’emblée. Que ce pouvoir soit de gauche, du centre ou de droite. Le flic… Ce sempiternel suspect qui est toujours présent quand on n’a pas besoin de lui et systématiquement absent en cas d’urgence.
Il est le plus souvent pris entre des feux croisés. Sa hiérarchie, particulièrement en France, exerce des pressions contradictoires en exigeant « du chiffre », quitte à gonfler les statistiques en multipliant les contrôles d’identité, la chasse aux petits délinquants en laissant de côté les gros, source d’ennuis sans fin avec leur cohorte d’avocats. Les contrôles d’identité s’exercent vers la population qui est considérée a priori comme « dangereuse », en premier lieu les jeunes. Le contrôle au faciès n’est jamais bien loin. Selon l’« Enquête sur l’accès aux droits », publiée début 2017 par le Défenseur français des droits, « les hommes perçus comme Arabes/Magrébins ou Noirs (…) rapportent être de 6 à 11 fois plus concernés par des contrôles fréquents (plus de cinq fois en cinq ans) que le reste de la population » (accès au lien du document).
Cette pression de la hiérarchie provoque des tensions toujours plus intenses entre policiers et jeunes Français issus d’une immigration ancienne ou récente. Ces tensions induisent un cycle de haine qui pourrit le climat depuis des décennies. Ponctuellement, les « cités sensibles » le sont tellement, sensibles, qu’elles explosent. Ou alors, les policiers tombent, au péril de leur vie, dans des guets-apens organisés par les petits caïds.
Le postes de police Fort Knox
Des deux côtés, les insultes montent en mayonnaise. Une partie croissante des flics cèdent aux sirènes du Front national – selon une étude du CEVIPOF (Sciences-Po à Paris) d’octobre 2016, 57% des policiers se disent prêts à voter pour Marine Le Pen à la présidentielle – dont l’idéologie se répand dans leurs rangs. Ce qui, bien entendu, ne fait qu’envenimer une situation déjà bien dégradée.
La hiérarchie, elle, songe surtout à garder ses fesses au chaud. Quant au pouvoir politique, que ce soit sous Chirac, Sarkozy ou Hollande, il se contente de distribuer des médailles aux policiers méritants, sans remettre en cause cette « politique du chiffre » qui mène à la catastrophe.
Dans cette espèce de guerre larvée entre deux camps, comment voulez-vous que les renseignements de terrain puissent remonter vers la police, puis la justice ? Certes, les fonctionnaires de police judiciaire savent se ménager une clientèle chez les indics. Mais, en bonne police, ce devrait être à l’ensemble des personnels de faire remonter les renseignements. Il arrive à ma mémoire d’ancien localier à Genève que nombre d’affaires résolues avaient eu, à la source, un tuyau ramassé dans la rue par un agent de terrain. Evidemment, claquemurés dans un commissariat tellement bunkerisé qu’en comparaison Fort Knox ferait presque auberge de jeunesse, lesdits agents ne risquent pas d’être submergés par les infos du bitume (photo : le commissariat de Villiers-le-Bel, ville de la banlieue de Paris qui avait essuyé plusieurs jours d’émeute en novembre 2007).
Assécher le marais stupéfiant
Compte tenu de la situation présente, on ne saurait lâcher des policiers de proximité dans les quartiers les plus chauds. C’est tout un programme à long terme qu’il faudrait élaborer pour que, progressivement, les forces de la République puissent réinvestir ces lieux dans lesquels elle ne peut aujourd’hui pénétrer qu’en formation de combat, lorsque tout est à feu et à sang. Cette réappropriation républicaine passe par l’assèchement des trafics de drogue et autres qui dominent ces cités dites « sensibles » et leur impose la tyrannie des caïds de tous calibres. Or, seule la dépénalisation de l’usage des stupéfiants ferait s’écrouler ce marché souterrain. Mais, en France du moins, ce message ne passe toujours pas. Il faudra pourtant bien s’y résoudre, après cinquante ans d’échecs cinglants de toutes les politiques répressives en la matière.
Il faut aussi que la société française développe une vision plus saine et moins infantile de sa police. Un jour, elle l’encense et lui fait des bisous place de la République. Un autre, elle la traite plus bas que terre. Qu’elle prenne conscience, cette société, que la police est un art et non une science, malgré les nouvelles technologies. Un art bien plus subtil qu’on ne le croit. Il requiert à la fois de la fermeté et de l’empathie, du sang-froid en toutes circonstances, une bonne estime de soi pour ne pas être déstabilisé par les injures, sans oublier cette lucidité qui permet de savoir quand il faut fermer les yeux – lorsqu’une intervention amène plus de troubles que de bienfaits pour le quartier – et quand il faut les ouvrir pour frapper lorsque cela est nécessaire. Or, des policiers de ce genre ne tombent pas du ciel. Le pouvoir devra mettre la main à la poche pour leur assurer la formation adéquate. Une formation qui aura aussi pour objet principal de renforcer l’esprit républicain afin de donner à la police les anticorps nécessaires pour résister aux influences frontistes.
La police doit être respectée, il en va de la cohésion sociale. Mais le respect, ça se mérite. La société ne saurait accepter que son délégué à la violence légitime piétine les lois qu’il est chargé de faire respecter.
Jean-Noël Cuénod