La France est un pays où il fait bon manifester. Elle a élevé le plaisir de protester au rang d’art fait de convivialité ironique et de créativité protestataire. Vous pourrez même y goûter d’étonnantes merguez au goût de charbon surmené (une manif sans merguez n’est qu’un simple défilé). Que l’UNESCO classe au patrimoine de l’humanité la manif à la française! Au même titre que la baguette de pain.
Le signataire de ces lignes peut exciper d’une expérience d’un demi-siècle en ce domaine. Entre le 29 septembre 1973, date de son premier reportage de manif à la française – lors du grand cortège (100 000 manifestants) de soutien aux ouvriers de l’usine Lip à Besançon – et le 19 janvier 2023 à Paris, à l’occasion du premier défilé contre la réforme des retraites. Au fil des décennies, combien de semelles usées à suivre ceux qui défilent en groupe, en ligue, en procession / Et même tout seul à l’occasion, comme le chante Jean Ferrat qui, lui aussi, s’y connaissait en la matière (voir la vidéo ci-dessous)!
Les forçats de la pancarte défilante
Les voisins de l’Hexagone aiment à se gausser de ces Français qui battent le pavé à tout bout de champ. Ils ont tort.
Les forçats de la pancarte défilante expriment ainsi leur refus catégorique d’être traités comme des moutons à l’abattoir. Et dans une Europe qui crève de trouille, de conformisme, d’acceptation béate de l’ordre financier et du désordre médiatique, franchement ça fait du bien! Merci les Français de ne pas être comme les autres!
Ces mêmes voisins de l’Hexagone stigmatisent systématiquement les violences qui peuvent éclater durant les manifs.
C’est oublier que les récents cortèges qui se succèdent contre la réforme des retraites ont drainé des centaines de milliers de personnes, voire 1 ou 2 millions, sans effusion de sang et dans une atmosphère plutôt bon enfant.
C’est souvent le cas lorsque les cortèges, à l’instar des plus récents, sont conduits par les grandes centrales syndicales. Le service d’ordre, elles connaissent. Et qui a eu maille à partir avec les gros bras de la CGT sait qu’ils ne rigolent pas lorsqu’il s’agit de calmer les plus excités!
Dans le cas de Paris, les affrontements avec les CRS et les gendarmes mobiles sont peut-être entrés en eaux plus calmes depuis que le préfet de police Lallement a été muté le 22 septembre dernier comme secrétaire général de la mer.
Sa tactique de la nasse (rien à voir avec sa future affectation!) était vraiment anxiogène durant les manifs des « Gilets Jaunes ». Sans oublier, l’usage abusif des lanceurs de balle de défense (LBD) qui ont provoqué de nombreuses blessures notamment aux yeux.
Autocratie élective
Le recours fréquent aux démonstrations de rue est, au moins en partie, dû au déficit démocratique de l’Etat en France. Il existe dans ce pays une soif de politique qui ne peut être étanchée par un système basé sur l’autocratie élective.
Le centralisme ajouté à l’autorité exorbitante d’un seul élu, le président de la République, laisse peu d’espace aux citoyens de l’Hexagone. Le pouvoir des députés à l’Assemblée nationale – même si le parti présidentiel n’y dispose pas de la majorité absolue comme c’est aujourd’hui le cas – reste réduit, notamment du fait des instruments constitutionnels qui permettent au gouvernement du président de sauter l’obstacle.
Certes, il existe de sérieux freins à cet absolutisme républicain: le Conseil d’Etat (plus haute juridiction administrative de l’Etat) et le Conseil constitutionnel sont des organes indépendants dont les décisions parviennent parfois à contrecarrer les actions de l’exécutif. Mais ils restent des institutions d’ « en haut ».
Voter avec ses pieds
Ne pouvant voter directement sur les sujets qui les concernent, nombre de citoyens votent donc avec leurs pieds en battant le pavé. La réforme de la retraite a fait l’objet d’une votation récente en Suisse. Rien de tel en France où cette réforme atteint des sommets d’impopularité.
Manifester serait-elle une expression politique comme une autre? Pas tout à fait. Tout d’abord, la grande majorité du corps électoral ne défile pas pour diverses raisons. Même si les actuels cortèges contre la réforme des retraites atteignent des scores impressionnants, ils ne concernent qu’une minorité.
Cela ne signifie pas pour autant que la manif soit démocratiquement illégitime. Glisser son bulletin dans l’urne, après un passage dans le bien nommé isoloir, reste un acte individuel. Alors que se réunir pour exprimer publiquement son opinion brise ce carcan individualiste qui est imposé par l’hypercapitalisme financier.
Faire corps
En descendant dans la rue, les citoyens font vraiment corps. Ils ne vivent plus confinés dans la bulle des réseaux sociaux. A l’inverse, ceux-ci deviennent les instruments principaux de la mobilisation populaire. Belle revanche du collectif sur la promotion de l’individualisme.
La manif suppose la convivialité, la camaraderie, la chaleur d’être ensemble, bref tout ce que l’actuelle société médiamercantile cherche à réduire et à dégrader en vieille lune. Elle est aussi une résistance à cet air ambiant de la technofolie qui pollue les relations humaines.
Le souvenir des processions religieuses
La démonstration de rue ne serait-elle pas aussi le prolongement laïque des processions catholiques qui furent – et restent encore – nombreuses en France? Lorsque les maux de toutes sortes – peste hier, réforme Macron aujourd’hui — accablent le peuple, celui-ci réagit en faisant masse et en marchant. Mais pas n’importe comment, en suivant une liturgie précise. Au « de processione tempore mortalitatis et pestis » répond le désormais classique « la retraite avant l’arthrite ».
Il y a des rituels voisins entre les différentes processions, « que l’un fût de la chapelle / Et que l’autre s’y dérobât » pour reprendre ce vers de l’inoubliable poème d’Aragon La Rose et le Réséda.
Le temps jubilatoire des préparatifs
« Le meilleur moment de l’amour, c’est la montée des escaliers » aurait dit Georges Clémenceau. Toutes proportions gardées, la manif développe un semblable processus. Le temps consacré à la préparation est jubilatoire.
La veille de la manif, chacune et chacun y mettent du leur: à la confection des sandwiches, au remplissage des Thermos et surtout, à la création festive des calicots et pancartes. C’est à ce moment-là que, dans les fous rires, fleurissent les slogans les plus cinglants, les pancartes les plus ironiques, les collages et les montages les plus vengeurs. On peut s’en
faire une idée en consultant le site Topito qui a dressé un palmarès des meilleures pancartes.
Ainsi, malgré les risques inhérents à l’exercice – que l’on ne saurait minimiser – la manif à la Française reste l’indispensable vecteur d’un certain art de vivre la politique.
Jean-Noël Cuénod
Cet article est paru vendredi 10 février 2023 dans le magazine numérique BON POUR LA TÊTE-Média Indocile https://bonpourlatete.com/
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