A méditer, cette étude, aussi inquiétante que passionnante, de la Fondation Jean-Jaurès et de l’institut de sondage IFOP. Elle met en lumière l’augmentation de la contestation de la laïcité au sein des élèves. Et la grande solitude des profs. Et si on avait pris la laïcité par le mauvais bout ?
Les leçons à tirer de cette étude approfondie (elle est disponible ici en entier) sont nombreuses. Premier constat, selon le sondage IFOP, 75% des enseignants travaillant au sein des réseaux d’éducation prioritaire[1]ont été confrontés au moins une fois à une contestation de la laïcité. Même hors zone prioritaire (donc moins défavorisée socialement), ce taux reste élevé (59%).
D’une manière générale, les questions d’ordre confessionnel pénètrent le milieu scolaire en profondeur : 84% des enseignants du secondaire y ont été confrontés au moins une fois dans leur carrière ; le secteur primaire est aussi concerné (75% des instituteurs) et même en maternelle (écoles enfantines en France qui accueillent des petits de 2 à 5 ans), avec 74% de ses enseignants qui ont dû faire face à des problématiques de type religieux.
Présence massive du confessionnel
Si cette prégnance du confessionnel[2] au sein des écoles apparaît aujourd’hui de façon aussi massive, c’est que pendant des décennies les autorités politiques et les cadres supérieurs de la Machine à enseigner ont détourné le regard de ces questions auxquels ces responsables politiques et administratifs ne comprenaient d’ailleurs pas grand-chose ; par l’effet, sans doute, d’une sorte d’agnosticisme mou qui caractérise nombre de leurs discours.
Pire : il ne fallait surtout pas en parler de peur de paraître xénophobe, la confession étant alors perçue comme un « marqueur identitaire » et non pas comme l’expression d’une foi religieuse.
Stratégie d’évitement et marqueur identitaire
Cette stratégie d’évitement n’a fait que renforcer le pire aspect du phénomène confessionnel, à savoir ce marquage identitaire qui enferme l’être alors que la foi religieuse, elle, peut le libérer, se situant au-delà des dogmes construits par les institutions dispensatrices du sacré.
Il s’ensuit ce deuxième constat dressé par la Fondation Jean-Jaurès :
Parmi les 801 enseignants interrogés par l’Ifop, 49% disent déjà s’être autocensurés dans le secondaire, un nombre en progression sensible : ils étaient seulement 36% en 2018. Par ailleurs, 22% disent s’autocensurer « de temps en temps », contre seulement 10% deux ans plus tôt. En banlieue populaire, ce sont 70% des profs qui déclarent avoir modifié le contenu de leur cours par prudence.
Certes, chaque enseignant tient compte de son auditoire pour ajuster son propos pédagogique. Cela dit, ajustement n’est en aucun cas autocensure. Celle-ci s’interdit d’aborder les sujets qui fâchent par gain de paix (illusoire d’ailleurs). L’ajustement traite de tous les sujets et ne s’en interdit aucun mais il utilise un langage propre à être compris par son public.
Pour ce faire, l’enseignant, quelle que soit sa foi ou son absence de foi, devrait être préparé par une formation de base en histoire des religions. Est-ce toujours le cas ? Aux enseignants de répondre. Vu de l’extérieur, on peut en douter.
Les périls de l’autocensure
L’autocensure est la pire des attitudes dans un tel contexte. En éludant les problèmes, non seulement on ne les résout pas mais on les aggrave. On peut cacher la poussière sous le tapis pendant des années… Jusqu’à ce que le tapis devienne lui-même poussière.
Pour ne pas s’autocensurer, les enseignants devraient pouvoir compter sur le soutien de leur hiérarchie. Et c’est à ce sujet, bien délicat, qu’intervient le troisième constat de l’étude de la Fondation Jean-Jaurès :
Notre enquête montre (…) que seuls 54 % des enseignants disent avoir reçu un soutien total de leurs personnels de direction, taux qui monte à 86 % chez ceux qui affirment avoir obtenu un soutien partiel, c’est-à-dire jugé incomplet.
Ces taux descendent bien plus bas quand il s’agit du rectorat puisqu’ils ne sont seulement que 21 % à dire avoir trouvé un soutien total de ce côté-là (54 % avec un soutien partiel, soit jugé incomplet).
De fait, il nous faut constater que c’est plutôt l’absence d’un total soutien de leur hiérarchie au sein de l’établissement mais encore plus des rectorats (…) qui ressort de cette question posée aux professeurs.
Pratiquer la laïcité
Tous les beaux discours sur la laïcité, plus ou moins sincères, du président Macron ainsi que des responsables politiques et administratifs ne sont que du vent qui n’agite même plus les branches. Tant que les dirigeants de la Machine française à enseigner ne soutiendront pas, mordicus, leurs profs face aux exigences particularistes et communautariste des parents d’élève, l’autocensure des enseignants continuera à pourrir l’atmosphère.
C’est donc au pouvoir politique et à la hiérarchie de l’enseignement de prendre leur responsabilité et ne plus laisser les profs seuls.
Ce n’est pas la laïcité qui a suscité l’autocensure des profs mais le fait qu’elle n’a pas été pratiquée. La laïcité n’évite pas la question confessionnelle ; elle l’explique et la remet à sa juste place. A savoir celle d’une pratique religieuse libre et respectueuse de toutes celles et ceux qui n’y adhèrent pas.
Jean-Noël Cuénod
[1] « La politique d’éducation prioritaire a pour objectif de corriger l’impact des inégalités sociales et économiques sur la réussite scolaire par un renforcement de l’action pédagogique et éducative dans les écoles et établissements des territoires qui rencontrent les plus grandes difficultés sociales » (Ministère de l’éducation nationale)
[2] Dans la mesure où il se rapporte plus aux institutions dispensatrices du sacré qu’à la foi en elle-même, l’adjectif « confessionnel » paraît moins imprécis que celui de « religieux ».