Les deux pays ont connu un dimanche bien particulier. En France, la colère des Gilets Jaunes a balayé les Champs-Elysées. En Suisse, l’UDC – parti agrarien qui a glissé vers l’extrême-droite – a subi un nouveau revers. Son initiative «contre les juges étrangers» a été balayée par plus de 66% des électeurs. Rien de commun. Sauf que dans les deux cas, c’est le peuple qui s’est exprimé.
La «colère jaune» dépasse désormais de plusieurs coudées la révolte contre les taxes sur le carburant et même la seule question fiscale. C’est aussi une soif de démocratie directe qui s’est exprimée, une fois de plus. La «votation citoyenne pour la poste» avait connu en 2009 un joli succès malgré son caractère officieux. Les actions des «Bonnets rouges» en 2013 et celles des zadistes de Notre-Dame-des-Champs relevaient également de cette revendication fondamentale à l’expression directe qui émerge dans des milieux divers, certains proches de la droite, d’autres de la gauche. Cette soif s’exprime surtout en province où la conviction que Paris se fiche du reste de la France reste solidement ancrée. A telle enseigne que les automobilistes Parisiens qui disposent d’une résidence secondaire dans «les régions» s’empressent de demander une immatriculation qui, contrairement au périlleux «75», ne les désigne pas à la vindicte provinciale (ce qui explique peut-être la présence importante dans la capitale française de véhicules immatriculés en…Corse !)
La démocratie directe ou référendaire est le plus souvent rejetée en France par ce qu’il est convenu d’appeler les «élites»[1]médiatiques et intellectuelles, ainsi que par la plupart des politiciens appartenant aux partis gouvernementaux. Par malheur, ce sont parfois les mouvements extrémistes de gauche et de droite, voir néofascistes, qui prétendent la promouvoir. Ainsi, l’un des sites les plus racistes de la fachosphère se nomme-t-il «Démocratie participative[2]». Un comble.
Pour ces «zélites», la démocratie directe ménagerait un boulevard aux formations qu’elles nomment «populistes». La votation de dimanche en Suisse leur apporte un cinglant démenti. L’initiative populaire de l’UDC voulait instaurer la primauté du droit suisse sur les traités internationaux, dont la Convention européenne des droits de l’homme. Rien de plus démagogique comme démarche puisqu’elle s’inscrit dans un contexte troublé par les attentats terroristes, l’insécurité internationale et l’europhobie ambiante. Malgré cela, le texte de l’UDC a été rejeté par plus de 66% des voix et n’a trouvé aucun canton pour l’approuver. Preuve que le «populisme» ne convainc pas forcément le peuple! Et ce n’est pas la seule baffe que l’UDC a essuyé lors de votations. Mais comme la majorité des médias français préfèrent monter en épingle les rares victoires de ce parti en passant sous silence ses nombreuses défaites, les «zélites» parisiennes ne risquent pas d’être informées correctement!
La France référendaire, quelle histoire !
Un autre argument, plus sérieux, est avancé contre la démocratie directe en France. Les Français ne répondraient pas à la question posée mais voteraient systématiquement contre les gouvernements en place. Relevons tout d’abord qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Ainsi, le corps électoral français a parfaitement répondu aux questions qui lui ont été posées le 28 septembre 1958 pour approuver la Constitution de la Ve République, le 8 janvier 1961 pour se prononcer sur l’autodétermination en Algérie et le 28 octobre 1962, pour en faire de même à propos de l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Contextes particuliers, certes. Néanmoins, le peuple s’est bel et bien exprimé en fonction du sujet.
Tout s’est gâté le 27 avril 1969, lorsque le général de Gaulle organisa un référendum sur une fumeuse réforme de l’Etat qui n’avait pour but que de savoir si, un an après Mai-68, les Français voulaient encore de lui à leur tête. De Gaulle a donc transformé le référendum en plébiscite et les Français l’ont reçu 5/5. Ils ont voté non pas sur cette réforme – dont tout le monde se fichait, si j’ose dire, royalement – mais sur le maintien ou non du Général à l’Elysée. Le «non» ayant triomphé, de Gaulle a démissionné aussitôt. Depuis lors, plusieurs référenda (mais pas tous) ont été utilisés par les électeurs pour signifier leur mauvaise humeur, le plus emblématique étant celui du 29 mai 2005, les Français ayant moins répondu «non» à la Constitution européenne que «merde» au président Chirac. Toutefois, un référendum infirme cette tendance, celui du 6 novembre 1988 lorsque 80% des votants ont approuvé le processus d’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie, dépassant très largement l’électorat du président Mitterrand.
Dès lors, lorsque les dirigeants politiques posent les bonnes questions sans les transformer en plébiscite pour ou contre leur personne, les électeurs répondent correctement, contrairement à ce que soutiennent les «zélites».
Au lieu de noyer le poisson, de multiplier les passes au gardien de but pour gagner du temps, le président Macron aurait dû lancer au moins quelques pistes en faveur d’une démocratie directe à la française. Mais la peur du peuple l’a emporté. Pas question de lui donner d’autres canaux d’expression que ceux offert par les élections. Or, tant qu’il ne pourra s’exprimer que tous les cinq ans (l’élection présidentielle étant la seule vraiment décisive), ce peuple continuera à voter avec ses pieds, ses poings ou ses cocktails Molotov. Jusqu’à ce qu’une émeute tourne au drame national et provoque une situation totalement incontrôlable.
Jean-Noël Cuénod
[1]Si l’on entend par «élite», comme le définit le Centre national des ressources textuelles et lexicales, «ce qu’il y a de meilleur dans un ensemble composé d’êtres ou de choses», on peut dire que nous sommes loin de compte !
[2]Le Parquet de Paris vient d’ordonner aux opérateurs de télécommunication de bloquer ce site.