La transcendance peut se révéler arme de destruction massive. Nul besoin de confesser une religion, ni d’adorer Dieu(x) pour la consigner dans son arsenal politique. Avec son athéisme obligatoire, le communisme stalinien a lui aussi eux aussi utilisé une forme de transcendance pour servir ses desseins.
Il y a diverses significations au mot « transcendance ». Retenons la plus simple : est transcendant ce qui me dépasse en tant qu’être humain et qui appartient à une sphère que je ressens comme supérieure à celle dans laquelle j’évolue.
Même s’il est souvent confondu avec elle, Dieu n’a pas le monopole de la transcendance. Ainsi, dans l’idéologie marxiste qui postulait l’athéisme, le communisme était vu comme cette sphère supérieure que l’humanité ne pouvait atteindre qu’après avoir épuisé toutes les possibilités de chacune des phases par lesquelles elle devait passer : féodalité monarchiste, bourgeoisie capitaliste, prolétariat socialiste. Toutefois, cette vision prophétique s’étant retrouvée à l’état de ruines dans les décombres du Mur de Berlin, elle a perdu aujourd’hui sa puissance d’hier.
Sans doute, la transcendance de type communiste, n’étant pas portée par un message qui postule la présence d’une force éternelle, a-t-elle subi plus que d’autres les aléas du temps et de son impermanence.
L’aspiration à se dépasser
Si certains rangent la notion de transcendance au rang des vieilles lunes, c’est qu’ils font l’impasse sur une tendance fondamentale de l’humain : se dépasser, sortir de sa condition, aspirer à plus élevé que son état présent. Les rationalistes avancent en aveugle dans un monde bouillonnant, contradictoire, paradoxal, où la conscience est tissée par les énergies de l’inconscient. Ils ne veulent pas voir que l’être humain est un turlupin qui s’ingénie à sortir du cadre étroit de leurs rassurantes équations.
L’utilisation de la transcendance suit un schéma que l’on retrouve dans tous les contextes, sous diverses formes. Tout d’abord, Dieu et/ou l’Idéologie se présentent sous une forme universaliste. C’est évident dans le christianisme, l’islam ou certaines idéologies. Ce l’est moins dans le judaïsme, par exemple. Du moins en apparence, car si le peuple juif est élu par Dieu, c’est pour donner au monde un exemple vivant des préceptes de la Torah. D’ailleurs, de la matrice juive est sorti le christianisme et son message directement universaliste
Les manipulateurs de transcendance
Par la suite, les manipulateurs de transcendance vont faire dériver cet universalisme vers son contraire. Et c’est là que le processus mortifère s’engage. Au fil de l’Histoire, l’aspiration à la transcendance a démontré qu’elle était l’un des moteurs les plus puissants pour faire se mouvoir les humains. Mais le pouvoir ne s’exerçant qu’à l’intérieur d’empires, de nations ou de communautés, il doit élaborer un récit qui agit comme une sorte de transformateur d’énergie commuant l’universel en marqueur d’une identité particulière[1].
Le « moment universel »
L’idéologie communiste a également suivi ce processus. Née d’une volonté d’atteindre l’universel par la révolution prolétarienne, elle a été détournée par Staline, avec sa théorie du « socialisme dans un seul pays », pour la mettre au service de la seule URSS.
Dans la civilisation chrétienne, le moment-clé où l’universel bascule dans l’identitaire se produit le 8 novembre 392 lorsque l’empereur Théodose proclame le christianisme religion officielle de l’empire romain et interdit les autres cultes.
Il va de soi que cette date est l’aboutissement d’un long processus. L’empire romain finissant va trouver dans le christianisme qui se trouvait en pleine ascendance une forme pour s’efforcer de perdurer. Ainsi, le pape est-il encore aujourd’hui revêtu du titre de Pontifex Maximus que portait le plus grand prêtre de la Rome antique. Disparue dans les catacombes de l’Histoire, Rome a donc cherché se perpétuer dans le christianisme. Celui-ci en a profité pour asseoir son prestige et se diffuser le plus largement possible.
Mais alors, devenue une institution d’Etat et y gagnant un corps, la religion chrétienne y a perdu son âme. Elle est entrée dans l’Histoire et en a subi les conséquences en faisant le jeu de confrontations bien terrestres, en se fractionnant par la suite entre l’Orient orthodoxe et le Septentrion protestant.
L’islam a lui aussi connu son « moment universel » avec l’extraordinaire rapidité par laquelle il a mené ses conquêtes avant de connaître son insertion dans des systèmes communautaires.
Même le bouddhisme
Chacun connaît les exactions identitaires et communautaristes commises au nom du christianisme et de l’islam. Mais une autre grande confession au message universel connaît de semblables dérives, une même transformation de l’universel en communautarisme : le bouddhisme.
En Birmanie, au Sri Lanka, en Thaïlande des moines ont excité à la haine contre les musulmans en prônant la violence, alors que la non-violence est au cœur du bouddhisme. Ainsi que l’expliquait Le Monde du 3 décembre 2017 : Le précepte de non-violence (ahimsa) est central dans le bouddhisme, mais il s’efface systématiquement derrière la raison d’Etat, partout où le clergé est fortement encadré par le pouvoir politique. (L’article en entier est disponible en cliquant sur ce lien).
Le retour vers la religion passe souvent par l’anticléricalisme
La notion de Dieu avec toute sa force transcendantale mobilise l’humain. Mais entre les mains des pouvoirs terrestres, cette mobilisation devient une bombe. Il convient donc de tout faire pour la désamorcer. Et ce ne sont pas les démonstrations d’athéisme qui pourraient y contribuer car elles ne trouveront guère d’oreilles.
C’est donc sur le terrain même de la religion qu’il faudrait intervenir en replaçant en pleine lumière le « moment universel » qu’elle a connu et que ses clercs ont occulté au service des Princes. Le retour à la religion, au sens premier du terme, passe donc souvent par l’anticléricalisme.
Faire vivre le christianisme primitif
Pour celles et ceux qui sont de culture chrétienne, c’est le christianisme primitif qu’il convient de faire vivre pour désamorcer le dieu des pouvoirs. Certes, on ne sait guère en quoi il consiste, ce christianisme primitif, éparpillé en de nombreuses écoles gnostiques ou autres.
Ce n’est donc pas dans ses traces historiques qu’il sera possible de le trouver mais plutôt dans l’esprit des Evangiles débarrassés des dogmes qui ont obscurci ce message : dans la personne du Christ, Dieu est Amour et s’est fait humain pour que l’humain se fasse Dieu.
Il n’y a pas de miracle, même dans ce contexte ! Retrouver le « moment universel » des grandes religions n’apportera pas illico la paix et la tolérance. Mais abandonner la notion de Dieu, c’est la laisser prendre en otage de tous ceux qui ont fait du triomphe de leur communauté un combat sans merci. Il faut, au contraire, lui redonner son sens véritable, retrouver le contenu libératoire et stimulant de la transcendance. Bref, sortir Dieu de l’Histoire pour qu’il regagne le cœur des humains.
Jean-Noël Cuénod
[1] Quant au nazisme, il se situe à part, de même que les autres formes de fascismes ; sa volonté n’est universaliste que dans la mesure où la race aryenne doit dominer l’humanité en se fondant sur une hiérarchie ethnique qui doit tout au délire et rien à la science. C’est un universalisme réduit à une seule, ou presque, identité ; c’est dire qu’on ne saurait parler d’universalisme à son propos. Si le nazisme utilise une forme de transcendance, c’est sous la forme du paganisme germanique que voulait encadrer Himmler.