Censure des fâcheux fâchés

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Elle se porte comme le Pont-Neuf, la censure. Et comme le Pont-Neuf, elle est aussi vieille que solide. Le peintre et dessinateur Xavier Gorce, auteur de la série des « Indégivrables », – manchots les plus caustiques de cette planète devenue banquise – en est la victime la plus récente. Le second degré est désormais descendu au degré zéro de l’expression. Nous voilà bien givrés.

Bref rappel : la direction du Monde s’est platement excusée d’avoir publié le dessin ci-dessus, sorti du crayon de Xavier Gorce, en humiliant cet artiste qui a fait rire, sourire et penser des foultitudes de lecteurs. Motif exprimé par la directrice de la rédaction : ce dessin « pouvait être lu comme une relativisation des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres ». Le journaliste et producteur Philippe Kieffer a parfaitement résumé l’affaire (lire ici), Le Plouc n’y reviendra donc pas en détails.

Pingouins mais pas manchots !

Mais, j’y pense, là, tout soudain… Pour présenter les « Indégivrables », je les ai qualifiés de manchots. Ne va-t-on pas me tomber dessus à bras raccourcis ? Est-ce que je ne me moquerais pas des personnes affligées par ce handicap, mmh ? J’aurais dû utiliser le mot de « pingouins », moins ambigu. C’est oublier trop vite #PingouinsEnColère qui protesteraient aussitôt. Les pingouins ne sont pas des manchots, qu’on se le dise. Et réciproquement. J’aurais donc dû présenter les « Indégivrables » pour ce qu’ils sont, à savoir des sphénisciformes (merci, Wikipédia !). Mais avouons que placer « sphénisciforme » dans une conversation, c’est un peu casse-pied.

Les Insolents Majuscules du temps jadis

Hélas, c’est le prix à payer depuis que le second degré a disparu, emporté par les flots torrentiels des réseaux sociaux. Même la direction du Monde est incapable de le déceler dans ce dessin où il semble évident.

Evident, oui, mais pas pour tout le monde. Evident pour les vieux comme Le Plouc, élevé dans l’humour corrosif de Hara-Kiri, de Charlie-Hebdo, du très regretté François Cavanna et des autres Insolents Majuscules. Mais pas pour les autres, jeunes et moins jeunes, qui ne disposent ni de cette culture du pas de côté ni du temps nécessaire à la réflexion.

Si cette culture leur manque, la faute nous en revient, à nous les vieux. Nous ne leur avons pas suffisamment enseigné la pertinence de l’impertinence. Sans doute sommes-nous trop attachés à notre pouvoir pour l’avoir transmise. Donc, tous ceux qui vitupèrent « ces jeunes qui ne savent plus rire » feraient bien de la fermer avant de l’ouvrir.

Machines à babils et portion qu’on gruge

Quant au temps nécessaire à la prise de recul, les formats des réseaux sociaux l’ont réduit à « la portion qu’on gruge ». Ces machines à babils exigent des réactions aussi lapidaires qu’instantanées, sinon adieu les followers. Car ce qui compte, ce sont eux, les followers. Si t’as pas 100 000 followers, t’es rien qu’un loser. De gauche comme de droite, nous devenons tous réactionnaires.

Nous vivons sous le règne implacable de la quantité, que dénonçait le penseur ésotériste René Guénon en 1945 déjà[1]. Dans ce contexte, les nuances, les allusions, les métaphores, l’ironie, l’humour deviennent des vilaines manières. Ce qui fait du chiffre, c’est le sarcasme, l’invective, l’injure, la délation cybernétique.

« Fume, c’est du belge ! »

Imaginerait-on le sort que la Meute réserverait aujourd’hui à Siné et à son fameux dessin « fume, c’est du belge !» représentant un soldat congolais devant une religieuse à genoux ? Et Pierre Desproges ? Et Coluche ? Jamais, ils n’auraient pu exprimer leurs talents dans ce premier degré obligatoire devenue la norme intangible.

Certes, pendant des siècles, les victimes d’incestes ont souffert dans un silence d’autant plus cruel qu’il ne pouvait pas être brisé. L’enfer familial est une prison sans fenêtre, sans porte. De même, celles et ceux qui n’aimaient pas selon les normes du Patriarcat despotique ont été rejetés, malmenés, voire internés dans les camps de la mort.

Que leur parole soit aujourd’hui libérée constitue un pas de géant vers une société plus humaine. Seuls les ur-fascistes[2]pourraient s’en plaindre.

La distance avec son propre malheur

Cela dit, l’ironie permet aussi aux victimes de prendre une salutaire distance avec leur malheur. L’humour juif en administre la plus éclatante des démonstrations…Eclatante comme cet éclat de rire qui brise les jougs et dégonfle les baudruches.

Les caricatures sont persillées de cruautés. C’est ce qui fait leur saveur. En fonction des épreuves passées, cette saveur peut avoir un goût trop amer. Dès lors, au lieu de prêcher leur interdiction pourquoi ne pas s’en détourner ? Personne n’oblige quiconque à acheter Charlie-Hebdo ou à regarder le dessin de Xavier Gorce.

Solution trop simpliste sans doute pour notre époque où hurler avec les loups devient une façon de se sentir exister. Les réseaux sociaux se voulaient espace de liberté. Mais en se transformant en espace de haine, ils ont fait naître un appétit pour la censure qui risque fort de dévorer ce qui fait de nous des êtres libres, donc humains.

Jean-Noël Cuénod

[1] « Le Règne de la quantité et le Signe des temps ». Gallimard,

[2]  « L’Ur-fascisme c’est-à-dire le fascisme primitif et éternel ». Umberto Eco dans « Reconnaître le fascisme » Editions Grasset.

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