Ma brève passion pour Johnny Hallyday

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Voilà le 856 000 000ème blogue sur Johnny Hallyday. C’est ça, être une icône. Elle meurt et chacun a un bout de mémoire qui lui remonte à la tête comme une migraine, légère mais persistante. Même ceux qui ne communient pas en l’Eglise des Fans ont un chapelet de souvenirs à égrener à propos de l’Idole des jeunes devenus vieux.Juin 1960, j’ai 11 ans. La colère paternelle m’a foudroyé, pour je ne sais quelle sottise. Il fait chaud. Très chaud dans ce faubourg de Genève appelé Grange-Canal. Le repas va commencer. Devant la table de la salle à manger, trône l’imposant poste de radio, de marque Sondyna, dont l’œil vert s’allume progressivement, à mesure que le courant irrigue ses méninges secrètes.

Il faut, tout en mangeant, sacrifier à la cérémonie du «Bulletin d’information de l’Agence Télégraphique Suisse» délivré sur les radios romandes (alternativement à Genève et à Lausanne) que personne n’appelle autrement que Sottens, le nom du village vaudois où se trouve l’émetteur (qu’a dit Sottens ? Que va dire Sottens ?)

Le culte commence

Le silence règne. Le silence doit régner. « Arrête de faire du bruit en avalant ta soupe ! » En guise d’introït, l’heure donnée par l’Observatoire chronométrique de Neuchâtel : «Au troisième top, il sera exactement 12 heures et 45 minutes. Tip, tip, top… »

Le monde traduit en helvète peut alors couler dans les oreilles. Le même speaker, chaque jour que Berne fait, lit ce Bulletin comme le lecteur monacal dans le réfectoire du couvent. On entend non seulement voler une mouche – chassée d’un revers de main par le père –, mais aussi le froissement du nœud papillon que le speaker doit forcément porter avec la voix sépulcrale et pastorale qu’il prend pour nous annoncer que Monsieur John Fitzgerald Kennedy semble bien placé pour devenir candidat démocrate à la Maison-Blanche («un catholique ! Vous vous rendez compte, un catholique »… soupire mon père) ou que Monsieur Nikita Khrouchtchev a convoqué le præsidium du Soviet Suprême. Beaucoup de nouvelles internationales et fédérales. Peu de locales. Point de sport. Indigne, le sport. Vulgaire. Il y a d’autres émissions pour cela.

En guise de prière finale, les prévisions de la météorologie. Toujours la même, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, qu’il fasse beau : « Nord et centre des Grisons, Sud des Alpes et Engadine… Nébulosité variable, ensoleillement partiel en cours de journée, pluie possible en début de soirée». On ne se mouille pas, à la météo suisse. Elle est neutre comme un conseiller fédéral.

Apparition de Johnny en démon salutaire

Le repas est terminé. Le café arrive. Le poste de radio ronronne quelques ritournelles. On appelle ça de la « musique légère », genre « Caravelli et ses violons magiques ».

Soudain, explosion dans le Sondyna. Un inconnu hurle de sa voix juvénile « Souvenirs, souvenirs » sur fond de guitare électrique. Très électrique, la guitare. Comme l’atmosphère. Mon père en reste muet de saisissement. Son regard jette des éclairs un peu partout. Ma mère fait semblant de rien et préfère regagner sa cuisine pour éviter les éclats de l’orage qui menace.

La chanson est terminée. D’un air gêné, le présentateur annonce le nom du coupable : «Un jeune chanteur franco-américain qui se nomme Johnny Hallyday». La rage paternelle jaillit dans un geyser d’imprécations contre « cette musique de sauvages». Et le père de bondir vers le téléphone mural pour composer le numéro de Radio-Genève et faire part à la malheureuse téléphoniste de sa plus vive réprobation contre « ce Johnny Holiday ou je ne sais quoi ». Un peu calmé, l’imprécateur termine son café, déplie la « Tribune de Genève » et laisse tomber : « De toute façon, ce petit con ne fera pas six mois… »

Dans mon coin, je jubile. Il se passe enfin quelque chose de musclé dans ce Sondyna boursouflé. Et un type qui met le paternel dans une telle colère est très fortiche. Forcément. Voilà qui va faire du bruit sur les préaux ! Presque tous mes congénères ont assisté à la même scène. Pauvre téléphoniste de Radio-Genève… « Paraît qu’il se roule par terre sur scène et qu’il casse tous les fauteuils. Ouah, génial ! » « C’est une vraie terreur, ce type, t’as qu’à voir la gueule des parents ». « Mon père dit que c’est un blouson noir ! » « Un blouson noir ? Ah dis donc, c’est super ! » Les yeux s’allument d’admiration. L’Idole des jeunes est née.

Les plus gâtés disposent d’un transistor. Idéal pour s’échapper du Sondyna familial. D’un air entendu, les membres de cette caste condescendent à informer les ploucs de la classe que sur Europe numéro 1, passe une émission consacrée au rock : « Salut les Copains ». Tous les jours à 5 heures. Comment faire quand on n’a pas encore de transistor ? Ruser. Négocier avec la mère l’écoute contre la promesse de faire les devoirs avant. Le père, lui, est au travail. Sinon…

Daniel Filipacchi nous donne bien notre Johnny quotidien. Mais on en veut plus. Un copain prend son stylo pour écrire à « Salut les Copains » que ça ne va pas, qu’on exige du Johnny, encore du Johnny, toujours du Johnny. Chaque morceau nouveau est accueilli avec une ferveur collective qui laisse pantois les adultes. Pour payer mon premier super 45 tours de Johnny ­– 7 francs 65 – j’ai dû travailler pendant deux mois dans le jardin de la grand-mère. C’était « Kili Watch » (Kili Kili Watch, Watch, Watch, Watch, Ké om ken, ken, aaba).

Johnny se roulait de plus en plus sur scène, ses fans cassaient de plus en plus de fauteuils. Les blousons noirs, ces héros de 18 ans qui nous fascinaient par la peur qu’ils nous inspiraient, se faisaient des coupes à la Johnny. Premières bagarres, chez les grands du quartier, entre la bande de Rive et celle d’Annemasse, à coups de chaînes à vélo. Premiers émois. « Paraît qu’au bar Stop 12, y a des filles qui se font peloter les nichons, j’t’assure ! »

Johnny nous fait fuir en retenant la nuit

La passion est soudainement retombée en janvier 1962. A Noël, j’avais pourtant obtenu de haute lutte mon premier transistor, un Phillips bleu, avec une sorte de roue en plastique pour changer de stations. Mais voilà que « Salut les copains » lance le nouveau tube de Johnny : « Retiens la nuit ».  Un slow ! Une guimauve plein de jolis sentiments. Et avec des violons en plus !  Consternation sur les préaux. Johnny est rentré dans le rang. Les parents l’acceptent désormais. Fini, le mauvais garçon. Rangé, le blouson noir. Réparés, les fauteuils.

Bye bye Johnny. Bonjour, la nostalgie.

Jean-Noël Cuénod

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