C’était dans les années 1980 ou début 1990. Impossible d’articuler une date. Mais l’image reste précise. Sur la longue jetée en bois et béton du port lacustre de Corsier – Genève est à un coup d’aile de mouette – un homme est accoudé à la barrière et regarde vaguement l’eau avec son ballet de sardines et de vengerons. C’est le soir. Le soleil est en train de descendre tout doucement sa pente derrière le Jura, comme s’il éprouvait de la peine à se détacher de l’aimant lémanique.Il a l’air triste, cet homme de taille menue d’apparence frêle presque fragile mais fait de ce bois sec qui ne meurt jamais. Je le connais un peu. C’est mon voisin, Charles Aznavour. Sa femme et la maman de mes deux fils s’organisent chaque jour pour conduire notre marmaille, en haut, à l’école du village.
Bien sûr, je l’avais interviewé plusieurs fois. Mais mon domaine, c’était la justice. Les tours de plaidoiries pas les tours de chant. Alors, notre sujet, c’était le fisc français qui le poursuivait de son zèle à visée médiatique. Le chanteur m’avait sorti tous les papiers démontrant qu’il fut roulé par un homme d’affaire, celui-ci ayant gardé l’argent pour lui au lieu de le transférer au fisc. Cette affaire avait blessé profondément Charles Aznavour. Et après tout, il devait avoir raison puisqu’un non-lieu a été prononcé. Mais la cicatrice avait du mal à se refermer.
Ce soir-là, ce n’est plus le fisc français qui cause son trouble. Le dossier est clos depuis plusieurs années. Qu’est-ce que je fais ? Je le laisse tranquille ? Je vais le voir pour lui demander des nouvelles ? Bon, j’y vais.
Je lui demande si je le dérange dans sa méditation : « Pas du tout ». Pas le moral, semble-t-il. « Je viens d’apprendre que mon père est très malade ». Tout remonte. L’enfance ballotée des réfugiés. La jeunesse dans Paris occupé. Le restaurant du paternel et sa voix de baryton chantant des opérettes. Nous regardons les reflets que la nuit dépose sur le lac, toujours penchés sur une sorte de bastingage, comme si nous étions sur un navire immobile. Un navire qui vogue vers le passé d’Aznavour qu’il évoque à voix douce.
La bise nous rappelle à l’ordre. Le chanteur retourne vers sa maison : « Je dois encore bosser, ce soir ». De retour chez moi, je m’empresse de ne pas écrire un article sur cette rencontre.
Jean-Noël Cuénod
L humanité comme elle se devrait , à l’écoute …merci pour ce partage, belle journée à vous .
Becs
Merci pour le partage de ce touchant et pudique souvenir !
Une belle rencontre d’âme à âme.
Je t’embrasse
Gita